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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - LVII. Paris. — Je fais nommer à la direction de l’Opéra MM. Roqueplan et Duponchel. — Leur reconnaissance. — La Nonne Sanglante. — Je pars pour Londres. — Jullien, directeur de Drury-Lane. — Scribe. — Il faut que le prêtre vive de l’autel. (3/4) > LVII. Paris. — Je fais nommer à la direction de l’Opéra MM. Roqueplan et Duponchel. — Leur reconnaissance. — La Nonne Sanglante. — Je pars pour Londres. — Jullien, directeur de Drury-Lane. — Scribe. — Il faut que le prêtre vive de l’autel. (3/4) Mais leur promesse de me confier la direction musicale
de l’Opéra m’éblouit; je pensai tout de suite aux belles choses que l’on peut
faire avec un pareil instrument, quand on sait s’en servir et qu’on se propose
pour but unique la grandeur et le progrès de l’art. Je me dis : ils
administreront les finances, ils se mêleront de la danse, des décors, etc., et
quant à l’Opéra proprement dit, j’en serai le véritable directeur. Et je tombai
dans leur nasse, et LES PROMESSES FAITES SPONTANÉMENT PAR CES
MESSIEURS N’ONT PAS ÉTÉ MIEUX TENUES QUE TANT D’AUTRES, ET DEPUIS CE MOMENT IL
N’EN A PLUS ÉTÉ QUESTION.
J’étais à Londres depuis quelques semaines quand je
songeai à mettre encore une fois au pied du mur mes deux directeurs au
sujet de la Nonne sanglante.
J’avais bien répondu à Roqueplan me redemandant cette
pièce : « Prenez-la! » mais c’était un peu avec l’accent de Léonidas répondant à
Xerxès qui lui demandait ses armes : « Viens les prendre! »
D’ailleurs, il s’agissait de ce fameux règlement qui
interdit à un compositeur investi d’un emploi à l’Opéra d’écrire pour ce
théâtre; bien que M. Dietsch, directeur des chœurs, y ait fait jouer son
Vaisseau fantôme (dont le poème, composé par Richard Wagner, avait
été acheté cinq cents francs à ce dernier, et donné à ce même Dietsch, qui
inspirait à M. le directeur beaucoup plus de confiance que Wagner, pour le
mettre en musique!) bien que M. Benoist, accompagnateur du chant, y ait fait
représenter son Apparition, et malgré l’exemple de M. Halévy, qui, à
l’époque où il remplissait les fonctions de directeur du chant à l’Opéra, y fit
néanmoins jouer la Juive, le Drapier et Guido et Ginevra.
Toutefois Roqueplan avait ainsi une apparence de prétexte en déclinant la
possibilité de la représentation de ma Nonne sanglante. Mais me trouvant
maintenant fixé à Londres, hors de l’atteinte d’un règlement qui ne m’était plus
applicable, j’écrivis à Scribe pour le prier d’avoir le dernier mot de nos deux
directeurs. « S’ils consentent, lui disais-je, à maintenir le traité que nous
avons signé avec M. Pillet, veuillez les prier de m’accorder le temps dont j’ai
besoin pour terminer ma partition. La direction de l’orchestre de Drury-Lane ne
me laisse pas le loisir de composer; vous n’avez pas vous-même terminé votre
livret. Je désire méditer et revoir longuement cet ouvrage, lors même qu’il sera
entièrement achevé; et je ne puis m’engager à le laisser paraître en scène avant
trois ans. Si MM. Roqueplan et Duponchel ne veulent pas nous accorder cette
latitude, ou s’ils se refusent, chose plus probable, à sanctionner notre traité,
alors, mon cher Scribe, je n’abuserai pas davantage de votre patience, et je
vous prierai de reprendre le poëme de la Nonne pour en disposer comme il
vous plaira. »
Ce à quoi Scribe me répondit, après avoir vu les
directeurs, que ces messieurs nous sachant fort loin d’être prêts, acceptaient
la Nonne, à condition de pouvoir la mettre à l’étude immédiatement, et
termina ainsi :
« Donc, je ne pense pas qu’il y ait chances bien
favorables pour nous, et puisque vous avez la bonté et la loyauté de me laisser
la disposition de notre vieux poëme, qui attend depuis si longtemps, je vous
dirai avec franchise que j’accepte et que je chercherai ici, soit avec le
théâtre National qui vient d’ouvrir, soit ailleurs, à lui trouver un
placement. » Ainsi fut fait. Scribe reprit son poëme; il l’offrit ensuite,
m’a-t-on dit, à Halévy, à Verdi, à Grisar, qui tous, connaissant
cette affaire, et considérant la conduite de Scribe, à mon égard, comme un assez
mauvais procédé, eurent la délicatesse de refuser son offre. M. Gounod enfin
l’accepta, et sa partition sera très-prochainement entendue1.
J’en ai fait deux actes seulement. En tête des morceaux
que je crois bons, dans ma musique, je mettrai le grand duo, contenant la
légende de la Nonne sanglante et le finale suivant. Ce duo et deux airs
sont entièrement instrumentés; le finale ne l’est pas. Cela ne sera jamais connu
très-probablement2.
Quand, de retour à Paris, je vis ensuite Scribe, il
sembla un peu confus d’avoir accepté ma proposition et repris son poëme de la
Nonne : « Mais, me dit-il, vous le savez, il faut que le prêtre
vive de l’autel. » Pauvre homme! il ne pouvait pas attendre en effet : il
n’a guère que deux ou trois cent mille francs de revenus, une maison de ville,
trois maisons de campagne, etc.
Liszt trouva un mot charmant, quand je lui répétai celui
de Scribe : « Oui, dit-il, il faut qu’il vive de l’hôtel, » comparant ainsi
Scribe à un aubergiste.
1. Elle l’a été avec un quart de succès. Quant
au poème, achevé enfin par Scribe et Germain Delavigne, il a paru si platement
monotone, que je dois m’estimer heureux de ne l’avoir pas conservé.
2. Tout cela est détruit aujourd’hui, à
l’exception des deux airs.
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