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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - A Ernst, cinquième lettre, Dresde. (4/4) > A Ernst, cinquième lettre, Dresde. (4/4) On remarque parmi les cors, M. Levy, virtuose qui jouit en Saxe d'une belle
réputation. Il se sert, ainsi que ses confrères du cor à cylindres que la
chapelle de Leipzig, à peu près seule parmi les chapelles du nord de
l'Allemagne, n'a point encore admis. Les trompettes de Dresde sont à cylindres
également ; elles peuvent avantageusement tenir lieu de nos cornets à pistons
qu'on n'y connaît pas.
La bande militaire est très-bonne, les tambours mêmes sont musiciens; mais les
instruments à anches que j'ai entendus ne me paraissent pas irréprochables: ils
laissent à désirer pour la justesse, et le chef de musique de ces régiments
devrait bien demander à notre incomparable facteur Adolphe Sax, quelques-unes de
ses clarinettes.
Il n'y a pas d'ophicléides; la partie grave est tenue par des bassons russes,
des serpents et des tubas.
J'ai bien souvent songé à Weber en conduisant cet orchestre de Dresde qu'il a
dirigé pendant quelques années et qui était alors plus nombreux qu'aujourd'hui.
Weber l'avait tellement exercé qu'il lui arrivait quelquefois, dans l'allegro de
l'ouverture du Freyschütz d'indiquer le mouvement des quatre premières mesures,
laissant ensuite l'orchestre marcher tout seul jusqu'aux points d'orgue de la
fin. Les musiciens doivent être fiers, qui voient en pareille occasion leur chef
se croiser ainsi les bras.
Croiriez-vous, mon cher Ernst, que pendant les trois semaines que j'ai passées
dans cette ville si musicale, personne ne s'est avisé de me parler de la famille
de Weber, ni de m'informer qu'elle était à Dresde? J'eusse été si heureux de la
connaître et de lui exprimer un peu de ma respectueuse admiration pour le grand
compositeur
qui illustra son nom!... J'ai su trop tard que j'avais manqué cette occasion
précieuse et je dois au moins prier ici madame Weber et ses enfants de ne pas
douter des regrets que j'en ai ressentis.
On m'a montré à Dresde quelques partitions du célèbre Hasse, dit le Saxon, qui
fut autrefois aussi et pendant longtemps l'arbitre des destinées de cette
chapelle. Je n'y ni rien trouvé, je l'avoue, de bien remarquable; un Te Deum
seulement, composé exprès pour une commémoration glorieuse de la cour de Saxe,
m'a paru pompeux et éclatant comme une sonnerie de grandes cloches lancées ii
toute volée. Ce Te Deum, pour ceux qui se contentent en pareil cas d'une
puissante sonorité, devra paraître beau; quant à moi cette qualité ne me semble
pas suffisante. Ce que je voudrais connaître surtout, mais connaître par une
bonne représentation, ce sont quelques-uns des nombreux opéras que Hasse écrivit
pour les théâtres d'Italie, d'Allemagne et d'Angleterre, et qui lui valurent
son immense réputation. Pourquoi n'essaye-t-on pas à Dresde d'en remonter au
moins un? C'est une expérience curieuse à faire; ce serait peut-être une
résurrection. La vie de Hasse a dû être fort incidentée; j'ai cherché
inutilement à la connaître. Je n'ai rien trouvé à son sujet que de vulgaires
biographies, qui répétaient ce que je savais déjà, et ne disaient mot de ce que
j'aurais voulu apprendre. Il a tant voyagé, tant vécu sous la zone torride et
aux pôles, c'est-à-dire en Italie et en Angleterre! Il doit y avoir un curieux
roman dans ses relations avec le Vénitien Marcello, dans ses amours avec la
Faustina, qu'il épousa et qui chantait les principaux rôles de ses opéras; dan?
leurs disputes conjugales, guerre d'auteur à cantatrice, où le maître était
l'esclave, où la raison avait toujours tort. Peut-être aussi n'y a-t-il rien eu
de tout cela; quisait?Faustinaapuvivre en diva très-humaine, en cantatrice
modeste, en vertueuse épouse, bonne musicienne, fidèle à son mari, fidèle à ses rôles, disant son chapelet et
tricotant des bas quand elle n'avait rien à faire. Hasse écrivait, Faustina
chantait; ils gagnaient tous les deux beaucoup d'argent qu'ils ne dépensaient
pas. Cela s'est vu, cela se voit; si vous vous mariez, c'est ce que je vous
souhaite.
Quand je quittai Dresde pour retourner à Leipzig, Lipinski apprenant que
Mendelssohn montait pour le concert des pauvres, mon finale de Roméo et Juliette,
m'annonça son intention de venir l'entendre, si l'intendant voulait lui accorder
deux ou trois jours de congé. Je ne pris cette promesse que pour un très-aimable
compliment; mais jugez de mon chagrin, quand le jour du concert, où par suite de
l'incident que j'ai raconté dans ma précédente lettre, le finale ne put être
exécuté, je vis arriver Lipinski... il avait fait trente-cinq lieues pour
entendre ce morceau!... Voilà un musicien qui aime la musique !... Mais ce n'est
pas vous, mon cher Ernst, que ce trait étonnera; vous en feriez autant, j'en
suis sûr; vous êtes un artiste!
Adieu, adieu.
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