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Accueil de la bibliothèque > Dix écrits de Richard Wagner Dix écrits de Richard Wagner - Un musicien étranger à Paris (10/10) > Un musicien étranger à Paris (10/10)

— Mon cher, occupons-nous d'une petite affaire, reprit-il. Nomme cela, si tu le veux, mes dernières volontés, car je veux d'abord que mes dettes soient soldées. Les pauvres gens qui m'ont reçu m'ont soigné bien volontiers, et ne m'ont guère fait souvenir qu'ils devaient être payés. Il en est de même de quelques autres créanciers, dont tu trouveras la liste sur ce papier. Pour le paiement, je fais cession de tous mes biens ; là mes compositions, ici mon journal, où je portais mes notes musicales et mes caprices. Tu as de l'habitude, mon cher ami ; je me repose sur ton habileté du soin de tirer de ces valeurs de ma succession le meilleur prix possible, et d'employer le produit à l'acquittement de mes dettes terrestres. — En second lieu, je veux que tu ne maltraites pas mon chien, si jamais tu le rencontres ; car je suppose que le cornet de l'Anglais l'a déjà terriblement puni de son manque de fidélité. — Troisièmement, je veux que le récit de mes souffrances à Paris soit publié, sauf à taire mon nom, pour servir d'avertissement à tous les fous qui me ressemblent. Enfin, je veux un enterrement décent, mais sans éclat et sans foule. Peu de personnes suffiront à m'accompagner. Tu trouveras dans mon journal leur nom et leur adresse. Les frais de l'enterrement seront supportés par eux et par toi. — Amen.

— Maintenant, reprit le mourant après une interruption que rendit nécessaire son affaiblissement de plus en plus sensible, maintenant, un dernier mot sur ma croyance : Je crois à Dieu, à Mozart, à Beethoven, ainsi qu'à leurs disciples et à leurs apôtres ; je crois au Saint-Esprit et à la vérité d'un art un et indivisible ; je crois que cet art procède de Dieu, et vit dans les cœurs de tous les hommes éclairés d'en haut ; je crois que celui qui a goûté une seule fois les sublimes jouissances de cet art, lui est dévoué pour toujours, et ne peut le renier ; je crois que tous peuvent devenir bienheureux par cet art, et qu'il est en conséquence permis à chacun de mourir de faim en le confessant ; je crois que la mort me donnera la suprême félicité ; je crois que j'étais sur la terre un accord dissonant qui va trouver dans la mort une pure et magnifique résolution ; je crois à un jugement dernier où seront affreusement damnés tous ceux qui, sur cette terre, ont osé faire métier, marchandise et usure de cet art sublime qu'ils profanaient et déshonoraient par malice de cœur et grossière sensualité ; je crois que ces immondes seront condamnés à entendre pendant l'éternité leur propre musique ; je crois au contraire que les fidèles disciples de l'art sublime seront glorifiés dans une essence céleste, radieuse de l'éclat de tous les soleils au milieu des parfums des accords les plus parfaits, et réunis dans l'éternité à la source divine de toute harmonie. Puisse un sort pareil m'être octroyé en partage ! Amen.

Je crus un instant que la fervente prière de mon enthousiaste ami était exaucée, tant son œil resplendissait d'une lumière céleste, tant il restait immobile dans une extase sans souffle. Vivement ému, je me penchai sur son visage pour reconnaître s'il appartenait encore à ce monde. Sa respiration très faible et presque imperceptible m'apprit qu'il vivait encore. Il murmura à voix bien basse, quoique intelligible, ces mots : — Réjouissez-vous, croyants ; les joies qui vous attendent sont grandes. — Puis il se tut; l'éclat de son regard s'éteignit ; un sourire aimable resta sur ses lèvres. — Je lui fermai les yeux, et priai Dieu de m'accorder une mort semblable.

Qui sait ce qui, dans cette créature humaine, s'éteignit sans laisser de traces ! Etait-ce un Mozart, un Beethoven? qui peut le savoir, et qui voudrait me contredire si je déclarais qu'avec cet homme mourut un artiste qui eût ravi le monde par ses créations, s'il ne fut mort de faim préalablement. Je le demande, qui me prouvera le contraire?

— Aucun de ceux qui suivirent sa dépouille mortelle ne pensa à soutenir cette thèse. Ils n'étaient que deux avec moi, un philologue et un peintre; un autre fut empêché par un rhume; plusieurs autres n'eurent pas le temps. Comme nous arrivions sans pompe au cimetière Montmartre, nous remarquâmes un beau chien qui s'approcha de la civière et flaira le cercueil en renâclant avec une curiosité triste et inquiète. Je reconnus l'animal et regardai autour de nous : j'aperçus, fièrement assis à cheval, l'Anglais, qui parut ne rien comprendre à l'étrange préoccupation de son chien qui suivait le cercueil; il descendit, donna son cheval à garder à son domestique, et nous rejoignit dans le cimetière : — Qui enterrez-vous là, monsieur? dit-il, en s'adressant à moi.—Le maître de votre chien, répondis-je. — Goddam! s'écria-t-il, il est fort désagréable pour moi que ce gentleman soit mort sans avoir reçu son argent pour le prix de l'animal. Je le lui avais destiné et cherchais une occasion de le lui faire parvenir, quoique ce chien hurle pendant mes exercices de musique. Mais je réparerai ma sottise, et disposerai des cinquante guinées, qui sont le prix du chien, pour une pierre funéraire qui sera placée sur la sépulture de l'honorable gentleman. Puis il s'en fut et remonta à cheval; le chien resta près de la fosse pendant que l'Anglais s'éloignait.

Il me reste maintenant à exécuter le testament. Je publierai dans les prochains numéros de cette gazette, sous le titre de Caprices esthétiques d'un musicien, les différentes parties du journal du défunt, pour lesquelles l'éditeur a promis de payer un prix élevé, par égard pour la destination respectable de cet argent. Les partitions qui composent le reste de sa succession sont à la disposition de MM. les directeurs d'Opéra, qui peuvent, pour cet objet, s'adresser, par lettres non affranchies, à l'exécuteur testamentaire.

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