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CHARLES GOUNOD, MÉMOIRES D'UN ARTISTE - Le retour (8/8) > Le retour (8/8) Le Médecin malgré lui donna une série non interrompue d'une centaine de
représentations. L'ouvrage fut monté avec beaucoup de soin, et l'acteur Got, de
la Comédie-Française, eut même, à la demande du directeur, l'obligeance de
prêter l'appui de ses précieux conseils aux artistes pour la mise en scène
traditionnelle de la pièce et la déclamation du dialogue parlé.
Le rôle principal, celui de Sganarelle, fut créé par Meillet, baryton plein de
rondeur et de verve, qui y obtint un grand succès de chanteur et d'acteur. Les
autres rôles d'hommes furent confiés à Girardot, Wartel, Fromant et Lesage
(remplacés depuis par Potel et Gabriel), qui s'en acquittèrent fort bien. Les
deux principaux rôles de femmes étaient tenus par mesdemoiselles Faivre et
Girard, toutes deux pleines d'entrain et de gaieté. Cette partition, la première
que j'aie eu l'occasion d'écrire dans le genre comique, est d'une allure facile
et légère qui se rapproche de l'opéra bouffe italien. J'ai taché d'y rappeler,
dans certains passages, le style de Lulli ; mais l'ensemble de l'ouvrage reste
néanmoins dans la forme moderne et participe de l'école française. Parmi les
morceaux qui furent le plus goûtés, se trouve la Chanson des glouglous,
supérieurement dite par Meillet, à qui on
la redemandait toujours ; le Trio de la bastonnade, le Sextuor de la
consultation, un Fabliau, la Scène de consultation des paysans,
et un duo
entre Sganarelle et la nourrice.
Le Faust de la Porte-Saint-Martin venait d'être représenté, et le luxe déployé
dans la mise en scène n'avait pu assurer à ce mélodrame une très longue
carrière. M. Carvalho se reprit alors à notre premier projet, et je m'occupai
immédiatement de terminer l'œuvre que j'avais interrompue pour écrire le
Médecin.
Faust fut mis en répétition au mois de septembre 1858. Je l'avais fait entendre,
au foyer du théâtre, à M. Carvalho, le 1er juillet, avant mon départ pour la
Suisse, où j'allais passer les vacances avec ma femme et mon fils, alors âgé de
deux ans. A ce moment, rien n'était encore arrêté quant à la distribution des
rôles, et
M. Carvalho m'avait demandé de laisser assister à l'audition que je lui avais
donnée madame Carvalho, qui demeurait en face du théâtre. Elle fut tellement
impressionnée par le rôle de Marguerite que M. Carvalho me pria de le lui
donner. Ce fut chose convenue, et l'avenir a prouvé que ce choix avait été une
véritable inspiration.
Cependant les études de Faust ne devaient pas se
poursuivre sans rencontrer de difficultés. Le ténor à qui avait été confié le
rôle de Faust ne put, en dépit d'une voix charmante et d'un physique très
agréable, soutenir le fardeau de ce rôle important et considérable. Quelques
jours avant l'époque fixée pour la première représentation, on dut s'occuper de
le remplacer, et on eut recours à Barbot qui était alors disponible. En un mois,
Barbot sut le rôle et fut prêt à jouer, et l'ouvrage put être représenté le 19
mars 1859.
Le succès de Faust ne lut pas éclatant, il est cependant jusqu'ici ma plus
grande réussite au théâtre. Est-ce à dire qu'il soit mon meilleur ouvrage ? Je
l'ignore absolument; en tout cas, j'y vois une confirmation de la pensée que
j'ai exprimée plus haut sur le succès, à savoir qu'il est plutôt la résultante
d'un certain concours d'éléments heureux et de conditions favorables qu'une
preuve et une mesure de la valeur intrinsèque de l'ouvrage même. C'est par les surfaces que se conquiert d'abord la faveur du public ; c'est par le fond
qu'elle se maintient et s'affermit. Il faut un certain temps pour saisir et
s'approprier l'expression et le sens de cette infinité de détails dont se
compose un drame.
L'art dramatique est un art de portraitiste : il doit traduire des caractères
comme un peintre reproduit un visage ou une attitude ; il doit recueillir et
fixer tous les
traits, toutes les inflexions si mobiles et si fugitives dont la réunion
constitue cette propriété de physionomie qu'on nomme un personnage. Telles sont
ces immortelles figures d'Hamlet, de Richard III, d'Othello, de Lady Macbeth,
dans Shakespeare, figures d'une ressemblance telle avec le type dont elles sont
l'expression qu'elles restent dans le souvenir comme une réalité vivante : aussi
les appelle-t-on justement des créations. La musique dramatique est soumise à
cette loi hors de laquelle elle n'existe pas. Son objet est de spécialiser des
physionomies. Or ce que la peinture représente simultanément au regard de
l'esprit, la musique ne peut le dire que successivement : c'est pourquoi elle
échappe si facilement aux premières impressions.
Aucun des ouvrages que j'avais écrits avant Faust ne pouvait faire attendre de
moi une partition de ce genre; aucun n'y
avait préparé le public. Ce fut donc, sous ce rapport, une surprise. C'en fut
une aussi quant a l'interprétation. Madame Carvalho n'avait certes pas attendu
le rôle de Marguerite pour révéler les magistrales qualités d'exécution et de
style qui la placent au premier rang parmi les cantatrices de notre époque; mais
aucun rôle ne lui avait fourni, jusque-là, l'occasion de montrer à ce degré les
côtés supérieurs de ce talent si sûr, si fin, si ferme et si tranquille, je veux
dire le côté lyrique et pathétique. Le rôle de Marguerite a établi sa réputation
sous ce rapport, et elle y a laissé une empreinte qui restera une des gloires de
sa brillante carrière. Barbot se tira en grand musicien du rôle difficile de
Faust. Balanqué, qui créa le rôle de Méphistophélès, était un comédien
intelligent dont le jeu, le physique et la voix se prêtaient à merveille à ce
personnage fantastique et satanique : malgré un peu d'exagération dans le geste et dans
l'ironie, il eut beaucoup de succès.
Le petit rôle de Siebel et celui de Valentin furent très convenablement tenus
par mademoiselle Faivre et M. Raynal.
Quant à la partition, elle fut assez discutée pour que je n'eusse pas grand
espoir d'un succès... ***
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