Accueil de la bibliothèque > Mémoires de Hector Berlioz
MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - LI. Voyage et concerts à Bruxelles. — Quelques mots sur les orages de mon intérieur. — Les Belges. — Zanni de Ferranti. — Fétis. — Erreur grave de ce dernier. — Festival organisé et dirigé par moi à l'Opéra de Paris. — Cabale des amis d'Habeneck déjouée. — Esclandre dans la loge de M. de Girardin. — Moyen de faire fortune. — Je pars pour l'Allemagne. (3/3) > LI. Voyage et concerts à Bruxelles. — Quelques mots sur les orages de mon intérieur. — Les Belges. — Zanni de Ferranti. — Fétis. — Erreur grave de ce dernier. — Festival organisé et dirigé par moi à l'Opéra de Paris. — Cabale des amis d'Habeneck déjouée. — Esclandre dans la loge de M. de Girardin. — Moyen de faire fortune. — Je pars pour l'Allemagne. (3/3) Le lendemain, la répétition générale eut lieu sur la scène et fut assez
satisfaisante. Tout marcha passablement bien, à l'exception du scherzo de la fée
Mab que j'avais eu l'imprudence de faire figurer dans le programme. Ce morceau
d'un mouvement si rapide et d'un tissu si délicat, ne doit ni ne peut être
exécuté, par un orchestre aussi nombreux. Il est presque impossible, avec une
mesure aussi brève, de maintenir ensemble, en pareil cas, les extrémités
opposées de la masse instrumentale; elle occupe un trop grand espace, et les
parties les plus éloignées du chef finissent bientôt par rester en arrière faute
de pouvoir suivre exactement son rythme précipité. Troublé comme je l'étais, il
ne me vint pas même à l'esprit de former un petit orchestre de choix, qui,
groupé autour de moi sur le milieu du théâtre, eût pu rendre sans peine toutes
mes intentions; et après des peines incroyables il fallut renoncer au scherzo et
l'effacer du programme. Je remarquai à cette occasion l'impossibilité qu'il y a
d'empêcher les petites cymbales en si b et en fa de retarder, si les musiciens
chargés de ces parties sont trop éloignés du chef d'orchestre. J'avais sottement
laissé ce jour-là les cymbaliers au bout du théâtre, à côté des timbales, et
malgré tous mes efforts ils restaient quelquefois en arrière d'une mesure
entière. J'ai eu soin depuis lors de placer les cymbaliers tout à côté de moi,
et la difficulté a disparu.
Le lendemain, je comptais rester tranquille au moins jusqu'au soir ; un ami1 me
prévint de certains projets des partisans d'Habeneck, pour ruiner en tout ou en
partie mon entreprise. On devait, m'écrivait-il, couper avec des canifs la peau
des timbales, graisser de suif les archets de contrebasse, et, au milieu du
concert, faire demander la Marseillaise.
Cet avis, on le conçoit, troubla le repos dont j'avais tant besoin. Au lieu
d'employer la journée à dormir, je me mis à parcourir les abords de l'Opéra en
proie à une agitation fébrile. Comme je circulais ainsi tout pantelant sur le
boulevard, mon bonheur m'amena Habeneck en personne. Je cours droit à lui et lui
prenant le bras :
« — On me prévient que vos musiciens méditent diverses infamies pour me nuire ce
soir, mais j'ai l'œil sur eux.
— Oh! répond le bon apôtre, vous n'avez rien à craindre, ils ne feront rien, je
leur ai fait entendre raison.
— Parbleu, je n'ai pas besoin d'être rassuré, c'est au contraire moi qui vous
rassure, car si quelque chose arrivait cela retomberait sur vous assez
lourdement. Mais soyez tranquille; comme vous le dites, ils ne feront rien. »
Le soir, à l'heure du concert, je n'étais pourtant pas sans inquiétudes. J'avais
placé mon copiste dans l'orchestre pendant la journée pour garder les timbales
et les contrebasses. Les instruments étaient intacts. Mais voilà ce que je
craignais: dans les grands morceaux du Requiem, les quatre petits orchestres
d'instruments de cuivre contiennent des trompettes et des cornets en
différents tons (en si b, en fa, et en mi b), or il faut savoir que le corps de
rechange d'une trompette en fa par exemple, diffère très-peu de celui d'une
trompette en mi b, et qu'il est très-aisé de les confondre. Quelque faux frère
pouvait donc me lancer dans le Tuba mirum une sonnerie en fa, au lieu d'une
sonnerie en mi b, comptant, après avoir ainsi produit une cacophonie atroce,
s'excuser en disant qu'il s'était trompé de ton.
Au moment de commencer le Dies irae, je quittai mon pupitre, et, faisant le tour
de l'orchestre, je demandai à tous les joueurs de trompette et de cornet de me
montrer leur instrument. Je les passais ainsi en revue, examinant de très-près
l'inscription tracée sur les tons divers, in F, in E b, in B ; lorsqu'en
arrivant au groupe où se trouvaient les frères Dauverné, musiciens de l'Opéra,
l'aîné me fit rougir en me disant: « Oh, Berlioz! vous vous méfiez de nous,
c'est mal! Nous sommes d'honnêtes gens et nous vous aimons. » Souffrant de ce
reproche que j'étais pourtant trop excusable d'avoir encouru, je ne poussai pas
plus loin mon inspection.
En effet, mes braves trompettes ne commirent pas de faute, rien ne manqua dans
l'exécution, et les morceaux du Requiem produisirent tout leur effet.
Immédiatement après cette partie du concert venait un entr'acte. Ce fut pendant
ce moment de repos que les Habeneckistes crurent pouvoir tenter leur coup le
plus facile et le moins dangereux pour eux. Plusieurs voix s'écrièrent du
parterre : « La Marseillaise! la Marseillaise! » espérant entraîner ainsi
le public et troubler toute l'ordonnance de la soirée. Déjà un certain nombre de
spectateurs séduits par l'idée d'entendre ce chant célèbre exécuté par un tel
chœur et un tel orchestre, joignaient leurs cris à ceux des cabaleurs, quand
m'avançant sur le devant de la scène je leur criai de toute la force de la
voix : « Nous ne jouerons pas la Marseillaise, nous ne sommes pas ici pour cela!
» Et le calme se rétablit à l'instant.
Il ne devait pas être de longue durée. Un autre incident auquel j'étais étranger
vint presque aussitôt agiter plus vivement la salle. Des cris: « A
l'assassin! c'est infâme! arrêtez-le! » partis de la première galerie,
firent toute
l'assistance se lever en tumulte. Madame de Girardin échevelée s'agitait dans sa
loge appelant au secours. Son mari venait d'être souffleté à ses côtés par
Bergeron, l'un des rédacteurs du Charivari, qui passe pour le premier assassin
de Louis-Philippe, celui que l'opinion publique accusait alors d'avoir, quelques
années auparavant, tiré sur le roi le coup de pistolet du pont Royal.
Cet esclandre ne pouvait que nuire beaucoup au reste du concert, qui se termina
sans encombre cependant, mais au milieu d'une préoccupation générale.
Quoi qu'il en soit j'avais résolu le problème, et tenu en échec l'élat-major de
mes ennemis. La recette s'éleva à huit mille cinq cents francs. La somme
abandonnée par moi pour paver les musiciens de l'Opéra n'y suffisant pas, a
cause de ma promesse de leur donner à tous vingt francs, je dus apporter au
caissier du théâtre trois cent soixante francs qu'il accepta, et dont il indiqua
la source sur son livre, en écrivant à l'encre rouge ces mots : Excédant donné
par M. Berlioz.
Ainsi je parvins à organiser le plus vaste concert qu'on eût encore donné à
Paris, seul, malgré Habeneck et ses gens, en renonçant à la modique somme qui
m'avait été allouée. On fit huit mille cinq cents francs de recette et ma
peine coûta trois cent soixante francs.
Voilà comme on s'enrichit J'ai souvent dans ma vie
employé ce procédé. Aussi, j'ai fait fortune.....Comment
M. Pillet, qui est un gentleman, souffrit-il cela? Je n'ai
jamais pu m'en rendre compte. Peut-être le caissier ne l'a-t-il pas informé du
fait.
Peu de jours après, je partis pour l'Allemagne. Par les lettres que j'adressai,
à mon retour, à plusieurs de mes amis (et même à deux individus qui ne
méritent pas ce titre), on va connaître mes aventures dans ce premier voyage et
les observations que j'y ai faites. Ce fut une exploration laborieuse, il est
vrai, mais musicale au moins, assez avantageuse sous le rapport pécuniaire et
j'y jouis du bonheur de vivre dans un milieu sympathique, à l'abri des
intrigues, des lâchetés et des platitudes de Paris.
Voici ces lettres à peu près telles qu'elles furent alors publiées sous le titre
de Voyage musical en Allemagne.
1. Léon Gatayes.
1. Habeneck et Girard.
|