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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - LI. Voyage et concerts à Bruxelles. — Quelques mots sur les orages de mon intérieur. — Les Belges. — Zanni de Ferranti. — Fétis. — Erreur grave de ce dernier. — Festival organisé et dirigé par moi à l'Opéra de Paris. — Cabale des amis d'Habeneck déjouée. — Esclandre dans la loge de M. de Girardin. — Moyen de faire fortune. — Je pars pour l'Allemagne. (1/3) > LI. Voyage et concerts à Bruxelles. — Quelques mots sur les orages de mon intérieur. — Les Belges. — Zanni de Ferranti. — Fétis. — Erreur grave de ce dernier. — Festival organisé et dirigé par moi à l'Opéra de Paris. — Cabale des amis d'Habeneck déjouée. — Esclandre dans la loge de M. de Girardin. — Moyen de faire fortune. — Je pars pour l'Allemagne. (1/3) LI
Voyage et concerts à Bruxelles. — Quelques mots sur les orages de mon intérieur.
— Les Belges. — Zanni de Ferranti. — Fétis. — Erreur grave de ce dernier. —
Festival organisé et dirigé par moi à l'Opéra de Paris. — Cabale des amis
d'Habeneck déjouée. — Esclandre dans la loge de M. de Girardin. — Moyen de faire
fortune. — Je pars pour l'Allemagne.
Ce fut vers la fin de cette année (1840) que je fis ma première excursion
musicale hors de France, c'est-à-dire que je commençai à donner des concerts à
l'étranger M. Snel, de Bruxelles, m'ayant invité à venir faire entendre
quelques-uns de mes ouvrages dans la salle de la Grande harmonie, où se tiennent
les séances de la société musicale de ce nom, dont il était le directeur, je me
décidai à tenter l'aventure.
Mais il fallait, pour y parvenir, faire dans mon intérieur un véritable coup
d'État. Sous un prétexte ou sous un autre, ma femme s'était toujours montrée
contraire à mes projets de voyages, et si je l'eusse crue, je n'aurais point
encore, à l'heure qu'il est, quitté Paris. Une jalousie folle et à laquelle,
pendant longtemps, je n'avais donné aucun sujet, était au fond le motif de son
opposition. Je dus donc, pour réaliser mon projet, le tenir secret, faire
adroitement sortir de la maison mes paquets de musique, une malle, et partir
brusquement en laissant une lettre qui expliquait ma disparition. Mais je ne
partis pas seul, j'avais une compagne de voyage qui, depuis lors, m'a suivi
dans mes diverses excursions. A force d'avoir été accusé, torturé de mille
façons, et toujours injustement, ne trouvant plus de paix ni de repos chez moi,
un hasard aidant, je finis par prendre les bénéfices d'une position dont je
n'avais que les charges, et ma vie fut complètement changée.
Enfin, pour couper court au récit de cette partie de mon existence et ne pas
entrer dans de bien tristes détails, je dirai seulement qu'à partir de ce jour
et après des déchirements aussi longs que douloureux, une séparation à l'amiable
eut lieu entre ma femme et moi. Je la vois souvent, mon affection pour elle n'a
été en rien altérée et le triste état de sa santé ne me la rend que plus chère.
Ce que je dis là doit suffire à expliquer ma conduite postérieure à cette
époque, aux personnes qui ne m'ont connu que depuis lors; je n'ajouterai rien,
car, je le répète, je n'écris pas des confessions.
Je donnai deux concerts à Bruxelles ; l'un dans la salle de la Grande Harmonie,
l'autre dans l'église des Augustins (église depuis longtemps enlevée au culte
catholique). L'une et l'autre de ces salles sont d'une sonorité excessive et
telle que tout morceau de musique un peu animé et instrumenté énergiquement y
devient nécessairement confus. Les morceaux doux et lents, dans la salle de la
Grande Harmonie surtout, sont les seuls dont les contours ne sont point altérés
par la résonance du local et dont l'effet reste ce qu'il doit être.
Les opinions sur ma musique furent au moins aussi divergentes à Bruxelles qu'à
Paris. Une discussion assez curieuse s'éleva, m'a-t-on dit, entre M. Fétis qui
m'était toujours hostile, et un autre critique, M. Zani de Ferranti, artiste et
écrivain remarquable, qui s'était déclaré mon champion. Ce dernier citant, parmi
les pièces que je venais de faire exécuter, la Marche des
pèlerins d'Harold, comme une des choses les plus intéressantes qu'il eût
jamais entendues, Fétis répliqua: « Comment voulez-vous que j'approuve un
morceau dans lequel on entend presque constamment deux notes qui n'entrent pas
dans l'harmonie! » (Il voulait parler des deux sons ut et si qui reviennent à la
fin de chaque strophe et simulent une lente sonnerie de cloches.)
« — Ma foi ! répondit Zani de Ferranti, je ne crois pas à cette anomalie. Mais
si un musicien a été capable de faire un pareil morceau et de me charmer à ce
point pendant toute sa durée, avec deux notes qui n'entrent pas dans l'harmonie,
je dis que ce n'est pas un homme mais un Dieu. »
Hélas, eussé-je répondu à l'enthousiaste Italien, je ne suis qu'un simple homme
et M. Fétis n'est qu'un pauvre musicien, car les deux fameuses notes entrent
toujours, au contraire, dans l'harmonie. M. Fétis ne s'est pas aperçu que c'est
grâce à leur intervention dans l'accord que les tonalités diverses terminant les
strophes sont ramenées au ton principal, et qu'au point de vue purement musical
c'est précisément ce qu'il y a de curieux et de nouveau dans cette marche, et ce
sur quoi un musicien véritable ne peut ni ne doit se tromper un seul instant ?
Je fus tenté d'écrire dans quelque journal à Zani de Ferranti, quand on m'eut
raconté ce singulier malentendu, pour démontrer l'erreur de Fétis; puis je me
ravisai et me renfermai dans mon système, que je crois bon, de ne jamais répondre aux critiques, si absurdes qu'elles soient.
La partition d'Harold ayant été publiée quelques années après, M. Fétis a pu se
convaincre par ses yeux que les deux notes entrent toujours dans l'harmonie.
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