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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - XLIV. La censure papale. — Préparatifs de concerts. — Je reviens à Paris. — Le nouveau théâtre anglais. — Fétis. — Ses corrections des symphonies de Beethoven. — On me présente à miss Smithson. — Elle est ruinée. — Elle se casse la jambe. — Je l'épouse. (2/3) > XLIV. La censure papale. — Préparatifs de concerts. — Je reviens à Paris. — Le nouveau théâtre anglais. — Fétis. — Ses corrections des symphonies de Beethoven. — On me présente à miss Smithson. — Elle est ruinée. — Elle se casse la jambe. — Je l'épouse. (2/3) Il faut savoir que, pendant le temps que j'employais à mes répétitions, à mes
préparatifs de toute espèce, la pauvre directrice du théâtre anglais s'occupait,
elle, à se ruiner complètement. Elle avait compté, la naïve artiste, sur la
constance de l'enthousiasme parisien, sur l'appui de la
nouvelle école littéraire, qui avait porté bien au-dessus des nues, trois ans
auparavant, et Shakespeare et sa digne interprète. Mais Shakespeare n'était plus
une nouveauté pour ce public frivole et mobile comme l'onde; la révolution
littéraire appelée par les romantiques était accomplie; et non-seulement les
chefs de cette école ne désiraient plus les apparitions du géant de la poésie
dramatique, mais, sans se l'avouer, ils les redoutaient, à cause des nombreux
emprunts que les uns et les autres faisaient à ses chefs-d'œuvre, avec lesquels
il était, en conséquence, de leur intérêt de ne pas laisser le public se trop
familiariser.
De là indifférence générale pour les représentations du théâtre anglais,
recettes médiocres, qui, mises en regard des frais considérables de
l'entreprise, montraient un gouffre béant où tout ce que possédait l'imprudente
directrice allait nécessairement s'engloutir. Ce fut en de telles en constances
que Schutter vint proposer à miss Smithson une loge pour mon concert, et voici
ce qui s'en suivit. C'est elle-même qui m'a donné ces détails longtemps après.
Schutter la trouva dans le plus profond abattement, et sa proposition fut
d'abord assez mal accueillie. Elle avait bien affaire, cela se conçoit, de
musique en un pareil moment ! Mais la sœur de miss Smithson s'étant jointe à
Schutter pour l'engager à accepter cette distraction, un acteur anglais qui se
trouvait là ayant paru de son côté désireux de profiter de la loge, on fit
avancer une voiture; moitié de gré, moitié de force, miss Smithson s'y laissa
conduire, et Schutter triomphant dit au cocher: Au Conservatoire! Chemin
faisant les yeux de la pauvre désolée tombèrent sur le programme du concert
qu'elle n'avait pas encore regardé. Mon nom, qu'on n'avait pas prononcé devant
elle, lui apprit que j'étais l'ordonnateur de la fête. Le titre de la symphonie
et celui
des divers morceaux qui la composent l'étonnèrent un peu: mais elle était fort
loin néanmoins de se douter qu'elle fût l'héroïne de ce drame étrange autant que
douloureux.
En entrant dans sa loge d'avant-scène, au milieu de ce peuple de musiciens,
(j'avais un orchestre immense) en but aux regards empressés de toute la salle,
surprise du murmure insolite des conversations dont elle semblait être l'objet,
elle fut saisie d'une émotion ardente et d'une sorte de crainte instinctive dont
le motif ne lui apparaissait pas clairement. Habeneck dirigeait l'exécution.
Quand je vins m'asseoir pantelant derrière lui, miss Smithson qui, jusque-là,
s'était demandé si le nom inscrit en tête du programme ne la trompait pas,
m'aperçut et me reconnut. « C'est bien lui, se dit-elle ; pauvre jeune nomme!... il m'a oubliée sans doute,... je... l'espère.....» La symphonie commence et
produit un effet foudroyant. C'était alors le temps des grandes ardeurs du
public, dans cette salle du Conservatoire d'où je suis exclus aujourd'hui. Ce
succès, l'accent passionné de l'œuvre, ses brûlantes mélodies, ses cris d'amour,
ses accès de fureur, et les vibrations violentes d'un pareil orchestre entendu
de près, devaient produire et produisirent en effet une impression aussi
profonde qu'inattendue sur son organisation nerveuse et sa poétique imagination.
Alors, dans le secret de son cœur, elle se dit : « S'il m'aimait encore!...» Dans
l'entr'acte qui suivit l'exécution de la symphonie, les paroles ambiguës de Schutter, celles de Schlesinger qui n'avait pu résister au désir de s'introduire
dans la loge de miss Smithson, les allusions transparentes qu'ils faisaient l'un
et l'autre à la cause des chagrins bien connus du jeune compositeur dont on
s'occupait en ce moment, firent naître en elle un doute qui l'agitait de plus en
plus. Mais, quand, dans le Monodrame, l'acteur
Bocage, qui récitait le rôle de Lélio1 (c'est-à-dire le mien), prononça ces
paroles :
« Oh ! que ne puis-je la trouver, cette Juliette, cette Ophélie que mon cœur
appelle! Que ne puis-je m'enivrer de cette joie mêlée de tristesse que donne le
véritable amour et un soir d'automne, bercé avec elle par le vent du nord sur
quelque bruyère sauvage, m'endormir enfin dans ses bras, d'un mélancolique et
dernier sommeil. »
« Mon Dieu!... Juliette... Ophélie... Je n'en puis plus douter, pensa miss
Smithson, c'est de moi qu'il s'agit... Il m'aime toujours!... » A partir de ce
moment, il lui sembla, m'a-t-elle dit bien des fois, que la salle tournait; elle
n'entendit plus rien et rentra chez elle comme une somnambule, sans avoir la
conscience nette des réalités.
Pendant que ce drame intime se déroulait dans une partie de la salle, un autre
se préparait dans la partie opposée; drame où la vanité blessée d'un critique
musical devait jouer le principal rôle et faire naître en lui une haine
violente, dont il m'a donné des preuves, jusqu'au moment où le sentiment de son
injustice envers un artiste devenu critique et assez redoutable à son tour lui
conseilla une réserve prudente. Il s'agit de M. Fétis et d'une apostrophe
sanglante qui lui était clairement adressée dans un des passages du Monodrame,
et qu'une indignation bien concevable m'avait dictée.
Avant mon départ pour l'Italie, au nombre des ressources que j'avais pour vivre,
il faut compter la correction des épreuves de musique. L'éditeur Troupenas
m'ayant, entre autres ouvrages, donné à corriger les
partitions des symphonies de Beethoven, que M. Fétis avait été chargé de revoir
avant moi, je trouvai ces chefs-d'œuvre chargés des modifications les plus
insolentes portant sur la pensée même de l'auteur, et d'annotations plus
outrecuidantes encore. Tout ce qui, dans l'harmonie de Beethoven, ne cadrait pas
avec la théorie professée par M. Fétis, était changé avec un aplomb incroyable.
A propos de la tenue de clarinette sur le mi b,
au-dessus de l'accord de sixte (Ré b, Fa, Si b) dans l'andante de la
symphonie en ut mineur, M. Fétis avait même écrit en marge de la partition cette
observation naïve: « Ce mi b est évidemment un fa : il est impossible que
Beethoven ait commis une erreur aussi grossière. » En d'autres termes : Il est
impossible qu'un homme tel que Beethoven ne soit pas dans ses doctrines sur
l'harmonie entièrement d'accord avec M. Fétis. En conséquence M. Fétis avait mis
un fa à la place de la note si caractéristique de Beethoven, détruisant ainsi
l'intention évidente de cette tenue à l'aigu, qui n'arrive sur le fa que plus
tard et après avoir passé par le mi naturel, produisant ainsi une petite
progression chromatique ascendante et un crescendo du plus remarquable effet.
Déjà irrité par d'autres corrections de la même nature qu'il est inutile de
citer, je me sentis exaspéré par celle-ci. « Comment! me dis-je, on fait une
édition française des plus merveilleuses compositions instrumentales que le
génie humain ait jamais enfantées, et, parce que l'éditeur a eu l'idée de
s'adjoindre pour auxiliaire un professeur enivré de son mérite et qui ne
progresse pas plus dans le cercle étroit de ses théories que ne fait un écureuil
en courant dans sa cage tournante, il faudra que ces œuvres monumentales soient
châtrées, et que Beethoven subisse des corrections comme le moindre élève d'une
classe d'harmonie! Non certes! cela ne sera pas. » J'allai donc immédiatement
trouver Troupenas et je lui dis; « M. Fétis
insulte Beethoven et le bon sens. Ses corrections sont des crimes. Le mi b
qu'il veut ôter dans l'andante de la symphonie en ut mineur est d'un effet
magique, il est célèbre dans tous les orchestres de l'Europe, le fa de M. Fétis
est une platitude. Je vous préviens que je vais dénoncer l'infidélité de votre
édition et les actes de M. Fétis à tous les musiciens de la Société des concerts
et de l'Opéra, et que votre professeur sera bientôt traité comme il le mérite
par ceux qui respectent le génie et méprisent la médiocrité prétentieuse. » Je
n'y manquai pas. La nouvelle de ces sottes profanations courrouça les artistes
parisiens et le moins furieux ne fut pas Habeneck, bien qu'il corrigeât, lui
aussi, Beethoven d'une autre manière, en supprimant, à l'exécution de la même
symphonie, une reprise entière du finale et les parties de contrebasse au début
du scherzo. La rumeur fut telle que Troupenas fut contraint de faire disparaître
les corrections, de rétablir le texte original, et que M. Fétis crut prudent de
publier un gros mensonge dans sa Revue musicale, en niant que le bruit public
qui l'accusait d'avoir corrigé les symphonies de Beethoven eût le moindre
fondement.
1. On n'exécutait pas Lélio dramatiquement, ainsi qu'on l'a fait plus tard en
Allemagne, il faut un théâtre pour cela, mais seulement comme une composition de
concerts mêlée de monologues.
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