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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - XLIII. Florence. — Scène funèbre. — La bella sposina. — Le Florentin gai. — Lodi. — Milan. — Le théâtre de la Cannobiana. — Le public.— Préjugés sur l'organisation musicale des Italiens. — Leur amour invincible pour les platitudes brillantes et les vocalisations. — Rentrée en France. (2/3) > XLIII. Florence. — Scène funèbre. — La bella sposina. — Le Florentin gai. — Lodi. — Milan. — Le théâtre de la Cannobiana. — Le public.— Préjugés sur l'organisation musicale des Italiens. — Leur amour invincible pour les platitudes brillantes et les vocalisations. — Rentrée en France. (2/3) Ah çà! mais, voici bien des histoires cadavéreuses! les belles dames qui me
liront, s'il en est qui me lisent, ont le droit de demander si c'est pour les
tourmenter que je m'entête à leur mettre ainsi de hideuses images sous les yeux.
Mon Dieu non! je n'ai pas la moindre envie de les troubler de cette façon, ni
de reproduire l'ironique apostrophe d'Hamlet. Je n'ai pas même de goût très-prononcé pour la mort; j'aime mille fois mieux la vie. Je raconte une
partie des choses qui m'ont frappé ; il se trouve dans le nombre quelques
épisodes de couleur sombre, voilà tout. Cependant, je préviens les lectrices qui
ne rient pas quand on leur rappelle qu'elles finiront aussi par faire cette
figure-là, que je n'ai plus rien de vilain à leur narrer, et qu'elles peuvent
continuer tranquillement à parcourir ces pages, à moins, ce qui est très-probable, qu'elles n'aiment mieux aller faire leur toilette, entendre de
mauvaise musique, danser la polka, dire une foule de sottises et tourmenter leur
amant.
En passant à Lodi, je n'eus garde de manquer de visiter le fameux pont. Il me
sembla entendre encore le bruit foudroyant de la mitraille de Bonaparte et les
cris de déroute des Autrichiens.
Il faisait un temps superbe, le pont était désert, un vieillard seulement, assis
sur le bord du tablier, y pêchait à la ligne. — Sainte-Hélène!...
En arrivant à Milan, il fallut, pour l'acquit de ma conscience, aller voir le
nouvel Opéra. On jouait alors à la Cannobiana l'Elisird'amore de Donizetti. Je
trouvai la salle pleine de gens qui parlaient tout haut et tournaient le dos au
théâtre : les chanteurs gesticulaient toutefois et s'époumonaient à qui mieux
mieux ; du moins je dus le croire en les voyant ouvrir une bouche immense, car
il était impossible, à cause du bruit des spectateurs, d'entendre un autre son
que celui de la grosse caisse. On jouait, on soupait dans les loges, etc., etc.
En conséquence, voyant qu'il était inutile d'espérer entendre la moindre chose
de cette partition, alors nouvelle pour moi, je me retirai. Il paraît cependant,
plusieurs personnes me l'ont assuré, que les Italiens écoutent quelquefois. En
tout cas, la musique pour les Milanais, comme pour les Napolitains, les Romains,
les Florentins et les Génois, c'est un air, un duo, un trio, tels quels, bien
chantés; hors de là ils n'ont plus que de l'aversion ou de l'indifférence.
Peut-être ces antipathies ne sont-elles que des préjugés et tiennent-elles
surtout à ce que la faiblesse des masses d'exécution, chœurs ou orchestres, ne
leur permet pas de connaître les chefs-d'œuvre placés en dehors de l'ornière
circulaire qu'ils creusent depuis si longtemps. Peut-être aussi peuvent-ils
suivre encore jusqu'à une certaine hauteur l'essor des hommes de génie, si ces
derniers ont soin de ne pas choquer trop brusquement leurs habitudes enracinées.
Le grand succès de Guillaume Tell à Florence viendrait à l'appui de cette
opinion. La Vestale, même, la sublime création de Spontini, obtint il y a
vingt-cinq ans, à Naples, une suite de représentations brillantes. En outre, si
l'on observe le peuple dans les villes soumises à la domination autriChienne, on le verra se ruer sur les pas des musiques militaires pour écouter
avidement ces belles harmonies allemandes, si différentes des fades cavatines
dont on le gorge habituellement. Mais, en général, cependant, il est impossible
de se dissimuler que le peuple italien n'apprécie de la musique que son effet
matériel, ne distingue que ses formes extérieures.
De tous les peuples de l'Europe, je penche fort à le regarder comme le plus
inaccessible à la partie poétique de l'art ainsi qu'à toute conception
excentrique un peu élevée. La musique n'est pour les Italiens qu'un plaisir des
sens, rien autre. Ils n'ont guère pour cette belle manifestation de la pensée
plus de respect que pour l'art culinaire. Ils veulent des partitions dont ils
puissent du premier coup, sans réflexion, sans attention même, s'assimiler la
substance, comme ils feraient d'un plat de macaroni.
Nous autres Français, si petits, si mesquins en musique, nous pourrons bien,
comme les Italiens, faire retentir le théâtre d'applaudissements furieux, pour
un trille, une gamme chromatique de la cantatrice à la mode, pendant qu'un chœur
d'action, un récitatif obligé du plus grand style passeront inaperçus; mais au
moins nous écoutons, et, si nous ne comprenons pas les idées du compositeur, ce
n'est jamais notre faute. Au delà des Alpes, au contraire, on se comporte,
pendant les représentations, d'une manière si humiliante pour l'art et pour les
artistes, que j'aimerais autant, je l'avoue1, être obligé de vendre du poivre
et de la cannelle chez un épicier de la rue Saint-Denis que d'écrire un opéra
pour des Italiens. Ajoutez à cela qu'ils sont routiniers et fanatiques comme on
ne l'est plus, même à l'Académie : que la moindre innovation imprévue dans le
style mélodique,
dans l'harmonie, le rythme ou l'instrumentation, les met en fureur; au point que
les dilettanti de Rome, à l'apparition du Barbiere di Siviglia de Rossini, si
complètement italien cependant, voulurent assommer le jeune maestro, pour avoir
eu l'insolence de faire autrement que Paisiello.
Mais ce qui rend tout espoir d'amélioration chimérique, ce qui peut faire
considérer le sentiment musical particulier aux Italiens comme un résultat
nécessaire de leur organisation, ainsi que l'ont pensé Gall et Spurzeim, c'est
leur amour exclusif, pour tout ce qui est dansant, chatoyant, brillante, gai, en
dépit des passions diverses qui animent les personnages, en dépit des temps et
des lieux, en un mot, en dépit du bon sens. Leur musique rit toujours2 et quand
par hasard, dominé par le drame, le compositeur se permet un instant de n'être
pas absurde, vite il s'empresse de revenir au style obligé, aux roulades, aux
grupetti, aux trilles, aux mesquines frivolités, mélodiques, soit dans les voix,
soit dans l'orchestre, qui, succédant immédiatement à quelques accents vrais, ont
l'air d'une raillerie et donnent à l'opéra séria toutes les allures de la
parodie et de la charge.
1. J'aimerais mieux.
2. Il faut en excepter une partie de celle de Bellini et de ses imitateurs dont
le caractère est au contraire essentiellement désolé et l'accent gémissant ou
hurlant. Ces maîtres ne reviennent au style absurde que de temps en temps et pour
n'en pas laisser perdre entièrement la tradition. Je n'aurai pas non plus
l'injustice de comprendre dans la catégorie des œuvres dont l'expression est
fausse, plusieurs parties de la Lucia di Lammermoor de Donizetti. Le grand
morceau d'ensemble du finale du deuxième acte et la scène de la mort d'Edgard
sont d'un pathétique admirable. Je ne connais pas encore les œuvres de Verdi.
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