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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - XXXVIII. Subiaco. — Le couvent de Saint-Benoît. — Une sérénade. — Civitella. — Mon fusil. — Mon ami Crispino. (3/3) > XXXVIII. Subiaco. — Le couvent de Saint-Benoît. — Une sérénade. — Civitella. — Mon fusil. — Mon ami Crispino. (3/3) A force de fréquenter les villages de ces braves gens, j'avais fini par être
très-bien avec eux. Crispino surtout m'avait pris en affection ; il me rendait
toutes sortes de services ; il me procurait non-seulement des tuyaux de pipe
parfumés, d'un goût exquis1, non-seulement du plomb et de la poudre, mais des
capsules fulminantes, même des capsules! dans ce pays perdu, dépourvu de toute
idée d'art et d'industrie. De plus, Crispino connaissait toutes les ragazze bien
peignées à dix lieues à la ronde, leurs inclinations, leurs relations, leurs
ambitions, leurs passions, celles de leurs parents et de leurs amants; il avait
une note exacte des degrés de vertu et de température de chacune, et ce
thermomètre était quelquefois fort amusant à consulter.
Cette affection, du reste, était motivée ; j'avais, une nuit, dirigé une
sérénade qu'il donnait à sa maîtresse ; j'avais chanté avec lui pour la jeune
louve, en nous accompagnant de la chitarra francese, une chanson alors en vogue,
parmi les élégants de Tivoli ; je lui avais fait présent de deux chemises, d'un
pantalon et de trois superbes coups de pied au derrière un jour qu'il me
manquait de respect2.
Crispino n'avait pas eu le temps d'apprendre à lire, et il ne m'écrivait jamais.
Quand il avait quelque nouvelle intéressante à me donner hors des montagnes, il
venait à Rome. Qu'était-ce, en effet qu'une trentaine de lieues per un bravo
comme lui. Nous avions l'habitude, à l'Academie, de laisser ouvertes les portes de nos chambres. Un matin de janvier
(j'avais quitté les montagnes en octobre, je m'ennuyais donc depuis trois mois
), en me retournant dans mon lit, j'aperçois devant moi un grand scélérat
basané, chapeau pointu, jambes cordées, qui paraissait attendre très-honnêtement
mon réveil.
— Tiens ! Crispino ! qu'es-tu venu faire à Rome?
— Sono venuto... per vederlo!
— Oui pour me voir, et puis ?
— Crederei mancare al più preciso mio debito, se in questa occasione...
— Quelle occasion ?
— Per dire la verità... mimanca... il danaro.
— A la bonne heure ! voilà ce qui s'appelle dire vraiment la verità. Ah ! tu
n'as pas d'argent ! et que veux-tu que j'y fasse, birbonnaccio?
— Per Bacco, non sono birbone!
Je finis sa réponse en français :
— « Si vous m'appelez gueux parce que je n'ai pas le sou, vous avez raison: mais
si c'est parce que j'ai été deux ans à Civita-Vecchia, vous avez bien tort. On
ne m'a pas envoyé aux galères pour avoir volé, mais bien pour de bons coups de
carabine, pour de fameux coups de couteau donnés dans la montagne à des
étrangers (forestieri). »
Mon ami se flattait assurément; il n'avait peut-être pas tué seulement un moine;
mais enfin, on voit qu'il avait le sentiment de l'honneur. Aussi, dans son
indignation, n'accepta-t-il que trois piastres, une chemise et un foulard, sans
vouloir attendre que j'eusse mis mes bottes pour lui donner...le reste. Le
pauvre garçon est mort, il y a deux ans, d'un coup de pierre reçu à la tête,
dans une rixe.
Nous reverrons-nous dans un monde meilleur ?
1. Je fumais alors, je n'avais pas encore découvert que l'excitation causée par
le tabac est une chose pour moi prodigieusement désagréable.
2. Ceci est un mensonge et résulte de la tendance qu'ont toujours les artistes à
écrire des phrases qu'ils croient à effet. Je n'ai jamais donné de coups de pied
à Crispino ; Flacheron est même le seul d'entre nous qui se soit permis avec lai
une telle liberté.
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