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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - XXXVI. La vie de l'Académie. — Mes courses dans les Abruzzes. — Saint-Pierre. — Le spleen. — Excursions dans la campagne de Rome. — Le carnaval. — La place Navone. (3/3) > XXXVI. La vie de l'Académie. — Mes courses dans les Abruzzes. — Saint-Pierre. — Le spleen. — Excursions dans la campagne de Rome. — Le carnaval. — La place Navone. (3/3)
J'étais méchant comme un dogue à la chaîne. Les efforts de mes camarades pour me
faire partager leurs amusements ne servaient même qu'à m'irriter davantage. Le
charme qu'ils trouvaient aux joies du carnaval surtout m'exaspérait. Je ne
pouvais concevoir (je ne le puis encore) quel plaisir on peut prendre aux
divertissements de ce qu'on appelle à Rome comme à Paris les jours gras!... fort
gras, en effet ; gras de boue, gras de
fard, de blanc, de lie de vin, de sales quolibets, de grossières injures, de
filles de joie, de mouchards ivres, de masques ignobles, de chevaux éreintés,
d'imbéciles qui rient, de niais qui admirent, et d'oisifs qui s'ennuient. A
Rome, où les bonnes traditions de l'antiquité se sont conservées, on immolait
naguère aux jours gras une victime humaine. Je ne sais si cet admirable usage,
où l'on retrouve un vague parfum de la poésie du cirque, existe toujours; c'est
probable : les grandes idées ne s'évanouissent pas si promptement. On conservait
alors pour les jours gras (quelle ignoble épithète !) un pauvre diable condamné
à la peine capitale; on l'engraissait, lui aussi, pour le rendre digne du dieu
auquel il allait être offert, le peuple romain; et quand l'heure était venue,
quand cette tourbe d'imbéciles de toutes nations (car, pour être juste, il faut
dire que les étrangers ne se montrent pas moins que les indigènes avides de si nobles plaisirs), quand cette cohue de sauvages en frac et en veste était bien
lasse de voir courir des chevaux et de se jeter à la figure de petites boules de
plâtre, en riant aux éclats d'une malice si spirituelle, on allait voir mourir
l'homme; oui, l'homme! C'est souvent avec raison que de tels insectes
rappellent ainsi. Pour l'ordinaire, c'est quelque malheureux brigand, qui,
affaibli par ses blessures, aura été pris à demi-mort par les braves soldats du
pape, et qu'on aura pansé, qu'on aura soigné, qu'on aura guéri, engraissé et
confessé pour les jours gras. Et, certes, il y a, à mon avis, dans ce vaincu,
mille fois plus de l'homme que dans toute cette racaille de vainqueurs, à
laquelle le chef temporel et spirituel de l'église (abhorrens a sanguine), le
représentant de Dieu sur la terre, est obligé de donner de temps en temps le
spectacle d'une tête coupée1.
Il est vrai que, bientôt après, ce peuple sensible et intelligent va, pour ainsi
dire, faire ses ablutions à la place Navone et y laver les taches que le sang a
pu laisser sur ses habits. Cette place est alors inondée complètement; au lieu
d'un marché aux légumes, c'est un rentable étang d'eau sale et puante, à la
surface duquel surnagent, au lieu de fleurs, des tronçons de choux, des feuilles
de laitue, des écorces de pastèques, des brins de paille et des coquilles
d'amandes. Sur une estrade élevée, au bord de ce lac enchanté, quinze musiciens,
dont deux grosses caisses, une caisse roulante, un tambour, un triangle, un
pavillon chinois, et deux paires de cymbales, flanqués pour la forme de
quelques cors ou clarinettes, exécutent des mélodies d'un style aussi pur que
le flot qui baigne les pieds de leurs tréteaux; pendant que les plus brillants
équipages circulent lentement dans cette mare, aux acclamations ironiques du
peuple roi, dont la grandeur n'est pas la cause qui l'attache au
rivage.
— Mirate! Mirate! voilà l'ambassadeur d'Autriche!
— Non, c'est l'envoyé d'Angleterre !
— Voyez ses armes, une espèce d'aigle!
— Du tout, je distingue un autre animal, et d'ailleurs, la fameuse inscription :
Dieu et mon Droit.
— Ah ! ah ! c'est le consul d'Espagne avec son fidèle Sancho. Rossinante n'a pas
l'air fort enchanté de cette promenade aquatique.
— Quoi! lui aussi? le représentant de la France?
— Pourquoi pas? ce vieillard qui le suit, couvert de la pourpre cardinale est
bien l'oncle maternel de Napoléon.
— Et ce petit homme, au ventre arrondi, au sourire malicieux, qui veut avoir
l'air grave?
C'est un homme d'esprit2 qui écrit sur les arts d'imagination, c'est le consul
de Givita-Vecchia, qui s'est cru obligé par la fashion de quitter son poste sur
la Méditerranée, pour venir se balancer en calèche autour de l'égout de la
place de Navone ; il médite en ce moment quelque nouveau chapitre pour son roman
de Rouge et noir.
— Mirate! Mirate! voilà notre fameuse Vittoria, cette Fornarina au petit-pied
(pas tant petit) qui vient poser aujourd'hui en costume d'Éminente, pour se
délasser de ses travaux de la semaine dans les ateliers de l'Académie. La voilà
sur son char, comme Vénus sortant de l'onde. Gare ! les tritons de la place
Navone, qui la connaissent tous, vont emboucher leurs conques et souffler
à son passage une marche triomphale. Sauve qui peut!, — Quelles clameurs !
qu'arrive-t-il donc? une voiture bourgeoise a été renversée! oui, je reconnais
note grosse marchande de tabac de la rue Gondotti. Bravo elle aborde à la nage,
comme Agrippine dans la baie de Pouzzoles, et, pendant qu'elle donne le fouet à
son petit garçon pour le consoler du bain qu'il vient de prendre, les chevaux,
qui ne sont pas des chevaux marins, se débattent contre l'eau bourbeuse. Eh!
vive la joie! en voilà un de noyé! Agrippine s'arrache les cheveux
l'hilarité de l'assistance redouble! les polissons lui jettent des écorces
d'orange, etc., etc. Bon peuple, que tes ébats sont touchants! que tes
délassements sont aimables! que de poésie dans tes jeux! que de dignité, que de
grâce dans ta joie! oh! oui, les grands critiques ont raison, l'art est fait
pour tout le monde. Si Raphaël a peint ses divines madones, c'est qu'il
connaissait bien l'amour exalté de la masse pour le beau, chaste et pur idéal :
si Michel-Ange a tiré des entrailles du marbre son immortel Moïse, si ses
puissantes mains ont élevé un temple sublime, c'était pour répondre sans doute à
ce besoin de grandes émotions qui tourmente les âmes de la multitude: c'était
pour donner un aliment à la flamme poétique qui les dévore que Tasso et Dante
ont chanté. Oui, anathème sur toutes les œuvres que la foule n'admire pas! car
si elle les dédaigne, c'est qu'elles n'ont aucune valeur; si elle les méprise,
c'est qu'elles sont méprisables, si elle les condamne formellement par ses
sifflets, condamnez aussi l'auteur, car il a manqué de respect au public, il a
outragé sa grande intelligence, froissé sa profonde sensibilité ; qu'on le mene aux carrières!
1. Les Parisiens, sous ce rapport, sont encore bien dignes des Romains de 1831.
M. Léon Halevy, frère du célèbre compositeur, vient d'adresser au journal des Débats une lettre pleine de bon sens
et de bons sentiments, dans laquelle il demande la suppression de l'ignoble fête
célébrée au carnaval autour du Bœuf gras que l'on promène par les rues pendant
trois jours, pour l'amener enfin exténué à l'abattoir, où on l'égorge en grande
pompe.
Cette éloquente protestation m'a vivement ému, et je n'ai pu m'empêcher d'écrire
à l'auteur le billet suivant :
Monsieur,
Permettez-moi de vous serrer la main pour votre admirable lettre sur le Bœuf
gras, publiée ce matin par le journal des Débats. Non, vous n'êtes pas ridicule,
gardez-vous de le croire ; et en tout cas, mieux vaut mille fois paraître ainsi
ridicule aux yeux des esprits superficiels, que grossier et barbare aux yeux des
gens de cœur, en restant indifférent devant des spectacles tels que celui si
justement stigmatisé par vous, et qui l'ont de l'homme soi-disant civilisé le
plus lâche et le plus atroce des animaux malfaisants.
Recevez l'assurance de mes sentiments distingués et de ma sympathie.
7 mars 1865
2. M. Beyle, qui a écrit une Vie de Rossini sous le pseudonyme de Stendahl et
les plus irritantes stupidités eur la musique, dont il croyait avoir le
sentiment.
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