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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - XVI. Apparition de Weber à l'Odéon. — Castilblaze. — Mozart.— Lachnit. — Les arrangeurs. — Despair and die! (3/3) > XVI. Apparition de Weber à l'Odéon. — Castilblaze. — Mozart.— Lachnit. — Les arrangeurs. — Despair and die! (3/3) Ce fut ainsi qu'à vingt ans d'intervalle, chacun de ces mendiants vint se
vautrer avec ses guenilles sur le riche manteau d'un roi de l'harmonie; c'est
ainsi qu'habillés en singes, affublés de ridicules oripeaux, un œil crevé, un
bras tordu, une jambe cassée, deux hommes de génie furent présentés au public
français! Et leurs bourreaux dirent au public: Voilà Mozart, voilà Weber!
et le public les crut. Et il ne se trouva personne pour traiter ces scélérats
selon leur mérite et leur envoyer au moins un furieux démenti!
Hélas! les connût-il, le public s'inquiète peu de pareils actes. Aussi bien en
Allemagne, en Angleterre et ailleurs qu'en France, on tolère que les plus nobles
œuvres dans tous les genres soient arrangées, c'est-à-dire gâtées, c'est-à-dire
insultées de mille manières, par des gens de rien. De telles libertés, on le
reconnaît volontiers, ne devraient être prises à l'égard des grands artistes (si
tant est qu'elles dussent l'être) que par des artistes immenses et bien plus
grands encore. Les corrections faites à une œuvre, ancienne ou moderne, ne
devraient jamais lui arriver de bas en haut, mais de haut en bas, personne ne le
conteste; on ne s'indigne point pourtant d'être témoin du contraire chaque jour.
Mozart a été assassiné par Lachnith;
Weber, par Castilblaze;
Gluck, Grétry, Mozart, Rossini, Beethoven, Vogel ont été mutilés par ce même
Castilblaze1; Beethoven a vu ses symphonies corrigées par Fétis2, par Kreutzer
et par Habeneck;
Molière et Corneille furent taillés par des inconnus, familiers du
Théâtre-Français;
Shakespeare enfin est encore représenté en Angleterre, avec les arrangements de
Cibber et de quelques autres.
Les corrections ici ne viennent pas de haut en bas, ce me semble; mais bien de
bas en haut, et perpendiculairement encore!
Qu'on ne vienne pas dire que les arrangeurs, dans leurs travaux sur les
maîtres, ont fait quelquefois d'heureuses
trouvailles; car ces conséquences exceptionnelles ne sauraient justifier l'introduction
dans l'art d'une aussi monstrueuse immoralité.
Non, non, non, dix millions de fois non, musiciens, poètes, prosateurs, acteurs,
pianistes, chefs d'orchestre, du troisième ou du second ordre, et même du
premier, vous n'avez pas le droit de toucher aux Beethoven et aux Shakespeare,
pour leur faire l'aumône de votre science et de votre goût.
Non, non, non, mille millions de fois non, un homme, quel qu'il soit, n'a pas le
droit de forcer un autre homme, quel qu'il soit, d'abandonner sa propre
physionomie pour en prendre une autre, de s'exprimer d'une façon qui n'est pas
la sienne, de revêtir une forme qu'il n'a pas choisie, de devenir de son vivant
un mannequin qu'une volonté étrangère fait mouvoir, ou d'être galvanisé après sa
mort. Si cet homme est médiocre, qu'on le laisse enseveli dans sa médiocrité!
S'il est d'une nature d'élite au contraire, que ses égaux, que ses supérieurs
mêmes, le respectent, et que ses inférieurs s'inclinent humblement devant lui.
Sans doute Garrick a trouvé le dénouement de Roméo et Juliette, le plus
pathétique qui soit au théâtre, et il l'a mis à la place de celui de Shakespeare
dont l'effet est moins saisissant; mais en revanche, quel est l'insolent drôle
qui a inventé le dénouement du Roi Lear qu'on substitue quelquefois, très souvent
même, à la dernière scène que Shakespeare a tracée pour ce chef-d'œuvre? Quel
est le grossier rimeur qui a mis dans la bouche de Cordelia3 ces tirades
brutales, exprimant des passions si étrangères à son tendre et noble coeur? Où
est-il? pour que tout ce qu'il y a sur la terre de poètes, d'artistes, de pères
et d'amants, vienne le flageller, et, le rivant au
pilori de l'indignation publique, lui dise: « Affreux idiot! tu as commis un
crime infâme, le plus odieux, le plus énorme des crimes, puisqu'il attente à
cette réunion des plus hautes facultés de l'homme qu'on nomme le Génie! Sois
maudit! Désespère et meurs! Despair and die!!
Et ce Richard III, auquel j'emprunte ici une imprécation, ne l'a-t-on pas
bouleversé?... n'a-t-on pas ajouté des personnages à la Tempête, n'a-t-on pas
mutilé Hamlet, Roméo, etc?... Voilà où l'exemple de Garrick a entraîné. Tout le
monde a donné des leçons à Shakespeare!!!...
Et, pour en revenir à la musique, après que Kreutzer, lors des derniers concerts
spirituels de l'Opéra, eut fait pratiquer maintes coupures dans une symphonie
de Beethoven4, n'avons-nous pas vu Habeneck supprimer certains instruments5 dans une autre du même maître? N'entend-on pas à Londres des parties de grosse
caisse, de trombones et d'ophicléide ajoutées par M. Costa aux partitions de Don
Giovanni, de Figaro et du Barbier de Séville?... et si les chefs d'orchestre
osent, selon leur caprice, faire disparaître ou introduire certaines parties
dans des œuvres de cette nature, qui empêche les violons ou les cors, ou le
dernier des musiciens, d'en faire autant?... Les traducteurs ensuite, les
éditeurs et même les copistes, les graveurs et les imprimeurs, n'auront-ils pas
un bon prétexte pour suivre cet exemple6?...
N'est-ce pas la ruine, l'entière destruction, la fin totale de l'art?... Et ne
devons-nous pas, nous tous épris de sa gloire et jaloux des droits
imprescriptibles de l'esprit humain, quand nous voyons leur porter atteinte, dénoncer le coupable, le
poursuivre et lui crier de toute la force de notre courroux : « Ton crime est
ridicule ; Despair!! Ta stupidité est criminelle: Die!! Sois bafoué, sois
conspué, sois maudit! Despair and die!! Désespère et meurs! »
1. Il n'y a presque pas une partition de ces maîtres qu'il n'ait retravaillée à
sa façon ; je crois qu'il est fou.
2. Je dirai comment.
3. La plus jeune des filles du roi Lear
4. La 2me symphonie, en ré majeur.
5. Depuis vingt ans on exécute au Conservatoire la symphonie en ut mineur, et
jamais Habeneck n'a voulu, au début du scherzo, laisser jouer les contrebasses.
Il trouve qu'elles n'y produisent pas un bon effet... Leçon à Beethoven,,,
6. Et ils n'y manquent pas.
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