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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - LVIII. Mort de mon père. — Nouveau voyage à la Côte-Saint-André. — Excursion à Meylan. — Accès furieux d’isolement. — Encore la Stella del monte. — Je lui écris. (6/6) > LVIII. Mort de mon père. — Nouveau voyage à la Côte-Saint-André. — Excursion à Meylan. — Accès furieux d’isolement. — Encore la Stella del monte. — Je lui écris. (6/6) Et ses rires de redoubler et les miens de s’y joindre,
mais convulsifs, mais grimaçants, mais désolés comme les rayons d’un soleil
d’avril à travers la pluie...
« — Oui, c’est absurde, je le sens, et pourtant cela
est... c’est absurde et c’est vrai... c’est puéril et immense... Ne ris plus, ou
ris si tu veux, peu importe; où est-elle maintenant ? où est-elle ? tu dois le
savoir...
— Depuis la mort de son mari, elle habite Vif...
— Vif! est-ce loin ?
— À trois lieues d’ici...
— J’y vais, je veux la voir.
— Perds-tu la tête ?
— Je trouverai un prétexte pour me présenter.
— Je t’en prie, Hector, ne fais pas cette extravagance!
— Je veux la voir.
— Tu n’auras pas le sang-froid qu’il faut pour se tirer convenablement
d’une pareille visite.
— Je veux la voir!
— Tu seras bête, ridicule, compromettant et voilà tout.
— Je veux la voir!
— Mais songe donc!...
— Je veux la voir!
— Cinquante et un ans!... plus d’un demi-siècle... que retrouveras tu ?...
ne vaut-il pas mieux garder son souvenir jeune et frais, conserver ton idéal ?
— O temps exécrable! profanateur affreux! eh bien, je veux au moins lui
écrire...
— Écris. Mon Dieu, quel fou! »
Il me tend une plume et tombe dans un fauteuil, cédant à
un nouvel accès d’hilarité que je partage encore par soubresauts; et j’écris, au
milieu de mon soleil et de ma pluie, cette lettre qu’il fallut recopier à cause
des grosses gouttes d’eau qui en avaient maculé toutes les lignes.
« Madame,
« Il y a des admirations fidèles, obstinées, qui ne
meurent qu’avec nous... J’avais douze ans quand je vis, à Meylan, Mlle
Estelle pour la première fois. Vous n’avez pu méconnaître alors à quel point
vous aviez bouleversé ce cœur d’enfant qui se brisait sous l’effort de
sentiments disproportionnés, je crois même que vous avez eu la cruauté bien
excusable d’en rire quelquefois. Dix-sept ans plus tard (je revenais d’Italie),
mes yeux se remplirent de larmes, de ces froides larmes que le souvenir fait
couler, quand j’aperçus, en rentrant dans notre vallée, la maison habitée
naguère par vous sur la romantique hauteur que domine le Saint-Eynard. Quelques
jours après, ne connaissant pas encore le nouveau nom que vous portiez, je fus
prié de remettre à son adresse, une lettre qui vous était destinée. J’allai
attendre madame F****** à une station de la diligence où elle devait se trouver;
je lui présentai la lettre, un coup violent que je reçus au cœur fit trembler ma
main en l’approchant de la sienne... Je venais de reconnaître... ma première
admiration... la Stella del monte... dont la radieuse beauté illumina le matin
de ma vie. Hier, madame, après de longues et violentes agitations, après des
pérégrinations lointaines dans toute l’Europe, après des travaux, dont le
retentissement est peut-être parvenu jusqu’à vous, j’ai entrepris un pèlerinage
dès longtemps projeté. J’ai voulu tout revoir, et j’ai tout revu; la petite
maison, le jardin, l’allée d’arbres, la haute colline, la vieille tour, le bois
qui l’avoisine et l’éternel rocher, et le paysage sublime digne de vos regards
qui le contemplèrent tant de fois. Rien n’est changé. — Le temps a respecté le
temple de mes souvenirs. Seulement des inconnus l’habitent aujourd’hui; vos
fleurs sont cultivées par des mains étrangères et personne au monde, pas même
vous, n’eût pu deviner pourquoi un homme à l’air sombre, aux traits empreints de
fatigues douloureuses, en parcourait hier les plus secrets réduits... O
quante lagrime!... Adieu, madame, je retourne dans mon tourbillon; vous ne
me verrez probablement jamais, vous ignorerez qui je suis, et vous pardonnerez,
je l’espère, l’étrange liberté que je prends aujourd’hui de vous écrire. Je vous
pardonne aussi d’avance de rire des souvenirs de l’homme comme vous avez ri de
l’admiration de l’enfant.
» Despised love1.
« Grenoble, 6 décembre 1848 »
Et malgré les railleries de mon cousin, j’envoyai la
lettre. J’ignore ce qu’il en est advenu... Je n’ai plus, depuis lors, entendu
parler de Mme F******. Je dois dans quelques mois retourner à
Grenoble. Oh! cette fois, je le sens, je n’y résisterai pas... j’irai à Vif2.
1. Amour dédaigné. Expression de
Shakespeare dans Hamlet.
2. Je n’y suis jamais allé. J’ai su seulement
il y a cinq ans, que Mme F****** habitait Lyon. Vit-elle encore ?...
je n’ose m’en informer. (Février 1854.)
Elle vit toujours, je le sais. (Août) 1854.
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