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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - LVI. Retour à Saint-Pétersbourg. — Deux exécutions de Roméo et Juliette au grand-théâtre. — Roméo dans son cabriolet. — Ernst. — Nature de son talent. — L’action rétroactive de la musique. (1/3) > LVI. Retour à Saint-Pétersbourg. — Deux exécutions de Roméo et Juliette au grand-théâtre. — Roméo dans son cabriolet. — Ernst. — Nature de son talent. — L’action rétroactive de la musique. (1/3) LVI
Retour à Saint-Pétersbourg. — Deux exécutions de Roméo
et Juliette au grand-théâtre. — Roméo dans son cabriolet. — Ernst. — Nature de son talent. — L’action
rétroactive de la musique.
En arrivant sur les bords du Volga, je vis pour la
première fois la débâcle d’un fleuve de Russie au dégel. Il fallut rester cinq
heures sur la rive gauche à attendre que la masse des glaces fût moins compacte;
et quand enfin la traversée fut tentée dans une barque qu’on faisait exprès
osciller de droite à gauche et de gauche à droite pour faciliter son passage au
travers des blocs, le mouvement lent mais irrésistible des glaçons, la petite
crépitation mystérieuse qu’ils produisaient en flottant, la charge excessive du
bateau encombré de malles, l’air inquiet et les cris de nos conducteurs me
charmèrent, je l’avoue, très-médiocrement, et je respirai avec un véritable
plaisir en mettant pied à terre sur l’autre rive.
Le soleil se montrait déjà sans trop de réserve, mais
malgré sa pâleur, dans les villages que la malle traversait, je vis plusieurs
fois des enfants nus en chemise, jouer et se rouler sur des monceaux de neige,
comme font les nôtres en été sur les meules de foin. Les Russes ont l’enfer au
corps.
Aussitôt de retour à Saint-Pétersbourg, je commençai, au
grand théâtre, les répétitions chorales de Roméo et Juliette. Quand le
projet de monter cet ouvrage eut été accueilli par M. Guédéonoff :
« — Combien de répétitions me donnerez-vous ? dis-je à
Son Excellence.
— Combien ? parbleu! autant que vous en voudrez. On répétera chaque jour,
et quand vous viendrez me dire : tout va bien! on annoncera le concert, mais pas
avant.
— À la bonne heure, nous prenons les grands moyens, cela va marcher. » Dans
le fait, je l’ai
déjà dit,
cette symphonie ne peut être rendue, même passablement, si l’on n’en fait pas
une étude régulière et suivie, comme d’un opéra qui doit être chanté par cœur.
Et voilà pourquoi elle a été rarement exécutée avec autant d’aplomb, de verve et
de grandeur qu’à Saint-Pétersbourg.
J’avais un chœur d’hommes colossal, et, pour les soprani
et contralti, soixante jeunes femmes douées de voix fraîches et sonores, assez
bonnes musiciennes, qu’on avait prises dans le chœur de l’Opéra italien, de
l’Opéra allemand et dans l’école des théâtres, espèce de conservatoire où l’on
enseigne aux élèves la musique, le français, et les habitudes
dramatiques.
Les Capulets répétaient d’un côté, les
Montaigus de l’autre et le Prologue était étudié dans un troisième
local. Quand enfin chaque choriste sut presque par cœur sa partie, je réunis les
trois chœurs, et l’ensemble de cette masse de voix dans le grand finale fut on
ne peut plus satisfaisant. J’avais en outre Versing pour le rôle du père
Laurence, Mme Walcker pour les strophes du contralto dans le prologue
et Holland (un spirituel acteur qui dit le débit musical avec une rare
intelligence) pour le scherzetto de la Fée Mab. C’était impérialement
organisé; l’exécution devait être, et elle fut merveilleuse. Je me la rappelle
comme une des grandes joies de ma vie. De plus j’étais si bien disposé ce
jour-là, qu’en dirigeant j’eus le bonheur de ne pas faire une faute, ce qui
m’arrivait alors rarement. Le grand théâtre était plein; les uniformes, les
épaulettes, les casques, les diamants étincelaient, ruisselaient de toutes
parts. On me rappela je ne sais combien de fois. Mais je ne faisais pas grande
attention, je l’avoue, au public, ce jour-là; et l’impression de ce divin poème
shakespearien que je me chantais à moi-même, fut telle qu’après le finale je
courus tout frémissant me réfugier dans une chambre du théâtre, où quelques
instants après
Ernst me trouva pleurant à flots. « Ah! me dit-il, les nerfs! je connais
cela! » Et s’approchant de moi, il me soutint la tête, et me laissa pleurer
comme une fille hystérique, pendant un grand quart d’heure. Figurez-vous un
bourgeois de la rue Saint-Denis, à Paris, et un directeur de l’Opéra (de Paris
toujours) témoins d’une crise pareille. Tâchez de deviner ce qu’ils comprendront
à cet orage d’été éclatant avec ses torrents et ses feux électriques dans le
cœur de l’artiste; à tous ces vagues souvenirs de jeunesse, de premières amours,
de ciel bleu d’Italie, refleurissant dans son âme sous les ardents rayons du
génie de Shakespeare; à cette apparition de la Juliette toujours rêvée, toujours
cherchée, et jamais obtenue; à cette révélation de l’infini dans l’amour et dans
la douleur; à cette joie enfin d’avoir éveillé dans le monde mélodique quelques
lointains échos des voix de ce ciel de la poésie..... puis mesurez la rondeur de
leurs yeux et l’ébahissement de leur bouche... si vous pouvez!... Seulement le
premier bourgeois dira : « Ce monsieur est malade, je vais lui envoyer un verre
d’eau sucrée. » Et le second : « Il se manière, je vais le recommander au
Charivari...»
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