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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - LIV. Concert à Breslau. — Ma légende de la Damnation de Faust. — Le livret. — Les critiques patriotes allemands. — Exécution de la Damnation de Faust, à Paris. — Je me décide à partir pour la Russie. — Bonté de mes amis. (3/3) > LIV. Concert à Breslau. — Ma légende de la Damnation de Faust. — Le livret. — Les critiques patriotes allemands. — Exécution de la Damnation de Faust, à Paris. — Je me décide à partir pour la Russie. — Bonté de mes amis. (3/3) Ce n’était rien de l’avoir écrit, il fallait le faire
entendre; et ce fut alors que commencèrent mes déboires et mes malheurs. La
copie des parties d’orchestre et de chant me coûta une somme énorme; ensuite les
nombreuses répétitions que je fis faire aux exécutants et le prix exorbitant de
1,600 francs que je dus payer pour la location du théâtre de l’Opéra-Comique,
l’unique salle qui fût alors à ma disposition, m’engagèrent dans une
entreprise qui ne pouvait manquer de me ruiner. Mais j’allais toujours, soutenu
par un raisonnement spécieux que tout le monde eût fait à ma place. « Quand j’ai
fait exécuter pour la première fois Roméo et Juliette au Conservatoire,
me disais-je, l’empressement du public à venir l’entendre fut tel qu’on dut
faire des billets de corridors pour placer l’excédent de la foule lorsque
la salle fut remplie; et malgré l’énormité des frais de l’exécution, il me resta
un petit bénéfice. Depuis cette époque mon nom a grandi dans l’opinion publique,
le retentissement de mes succès à l’étranger lui donne en outre en France une
autorité qu’il n’avait pas auparavant; le sujet de Faust est célèbre tout
autant que celui de Roméo, on croit généralement qu’il m’est sympathique
et que je dois l’avoir bien traité. Tout fait donc espérer que la curiosité sera
grande pour entendre cette nouvelle œuvre plus vaste, plus variée de tons que
ses devancières, et que les dépenses qu’elle me cause seront au moins
couvertes... » Illusion! Depuis la première exécution de Roméo et Juliette,
des années s’étaient écoulées, pendant lesquelles l’indifférence du public
parisien, pour tout ce qui concerne les arts et la littérature, avait fait des
progrès incroyables. Déjà à cette époque il ne s’intéressait plus assez, à une
œuvre musicale surtout, pour aller s’enfermer en plein jour (je ne pouvais
donner mes concerts le soir) dans le théâtre de l’Opéra-Comique que le monde
fashionable d’ailleurs ne fréquente pas. C’était à la fin de novembre
(1846), il tombait de la neige, il faisait un temps affreux; je n’avais pas de
cantatrice à la mode pour chanter Marguerite; quant à Roger qui chantait Faust
et à Herman Léon chargé du rôle de Méphistophélès, on les entendait tous les
jours dans ce même théâtre, et ils n’étaient pas fashionables non plus.
Il en résulta que je donnai Faust deux fois avec une demi-salle. Le beau
public de Paris, celui qui va au concert, celui qui est censé s’occuper de
musique, resta tranquillement chez lui, aussi peu soucieux de ma nouvelle
partition que si j’eusse été le plus obscur élève du Conservatoire; et il n’y
eut pas plus de monde à l’Opéra-Comique à ces deux exécutions, que si l’on y eût
représenté le plus mesquin des opéras de son répertoire.
Rien dans ma carrière d’artiste ne m’a plus profondément
blessé que cette indifférence inattendue. La découverte fut cruelle, mais utile
au moins, en ce sens que j’en profitai, et que, depuis lors, il ne m’est pas
arrivé d’aventurer vingt francs sur la foi de l’amour du public parisien pour ma
musique. J’espère bien que cela ne m’arrivera pas non plus à l’avenir1,
dussé-je vivre encore cent ans. J’étais ruiné; je devais une somme considérable,
que je n’avais pas. Après deux jours d’inexprimables souffrances morales,
j’entrevis le moyen de sortir d’embarras par un voyage en Russie. Mais pour
l’entreprendre encore fallait-il de l’argent; il m’en fallait d’autant plus que
je ne voulais pas, en quittant Paris, y laisser la moindre dette. Alors de cette
difficile circonstance surgirent pour moi de bien douces consolations, que la
cordialité de mes amis vint m’apporter. Dès qu’on sut que j’étais obligé d’aller
à Saint-Pétersbourg pour tâcher de réparer les pertes que mon dernier ouvrage
m’avait fait éprouver à Paris, de toutes parts je reçus des offres de service.
M. Bertin me fit
avancer mille francs par la caisse du Journal des Débats; parmi mes amis,
les uns me prêtèrent cinq cents francs, d’autres six ou sept cents; un jeune
Allemand, M. Friedland, que j’avais connu à Prague, à mon dernier voyage en
Bohême, m’avança douze cents francs;
Sax, malgré ses
propres embarras, en fit autant; enfin le libraire Hetzel, qui depuis a joué un
rôle très-honorable dans le gouvernement républicain, et qui n’était alors pour
moi qu’une simple connaissance, me rencontrant par hasard dans un café, me dit :
« — Vous allez en Russie ?
— Oui...
— C’est un voyage fort dispendieux, surtout en hiver; si vous avez besoin
d’un billet de mille francs, permettez-moi de vous l’offrir!... »
J’acceptai aussi franchement que l’excellent Hetzel
m’offrait, et je pus ainsi faire face à tout, et fixer le jour de mon départ.
Je crois avoir déjà fait cette remarque, mais je ne
crains pas de la reproduire, que si j’ai rencontré bien des gredins et bien des
drôles dans ma vie, j’ai été singulièrement favorisé en sens contraire, et que
peu d’artistes ont trouvé autant que moi de bons cœurs et de généreux
dévouements.
Chers et excellents hommes, qui, sans doute, avez dès
longtemps oublié votre noble conduite à mon égard, laissez-moi vous la rappeler
ici, vous en remercier avec effusion, vous serrer la main, et vous dire avec
quel bonheur intime je pense aux obligations que je vous ai!!!
1. Je n’y ai pas tenu; après avoir écrit l’Enfance
du Christ, je n’ai pas su résister à la tentation de faire
entendre à Paris cet ouvrage, dont le succès a été spontané, très-grand et même
calomnieux pour mes compositions antérieures. J’ai ainsi donné, dans la salle de
Herz, plusieurs concerts qui, au lieu de me ruiner, comme firent les exécutions
de Faust, m’ont rapporté quelques milliers de francs (1858).
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