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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - A M. Humbert Ferrand. Troisième lettre. Pesth. (5/5) > A M. Humbert Ferrand. Troisième lettre. Pesth. (5/5) Mes préoccupations musicales ne m’empêchèrent point,
pendant mon séjour à Pesth, d’assister à deux bals et à un grand banquet
politique donnés par la noblesse hongroise. Je n’ai rien vu d’aussi
splendidement original que ces bals, tant à cause du luxe prodigieux qu’on y
étale que de la singularité pittoresque des costumes nationaux et de la beauté
de cette fière race de Magyars. Les danses y diffèrent essentiellement par leur
caractère de celles qu’on connaît dans le reste de l’Europe. Nos froides
contredanses françaises n’y jouent qu’un rôle très-obscur. Les mazur, les
tarsalgo, les keringo et les csardas y règnent en joyeuses souveraines. La
csardas surtout, cette importation perfectionnée des fêtes agrestes et que les
paysans hongrois dansent avec une exubérance de joie et un entrain si
ravissants, me parut jouir de la faveur particulière des danseurs
aristocratiques; malgré les timides observations d’un malencontreux critique,
lequel, dans un journal, s’était avisé de trouver un peu lestes les figures et
les mouvements de la csardas, qu’il comparait, bien à tort selon moi, aux
excentricités de la danse inexprimable, prohibée par les sergents de
ville parisiens. Aussi Dieu sait par quelle bordée de reproches il fut
accueilli, et de quels regards tant de beaux yeux le foudroyèrent, quand, après
la publication de son article, il osa paraître au bal. L’écrivain hony
fut honni. Il y a quarante-huit heures que je couvais ce calembour. Le banquet
politique auquel je fus admis me donna l’occasion de voir et d’entendre le
célèbre orateur Deak, l’O’Connell de la Hongrie, dont le nom est dans toutes les
bouches et le portrait dans toutes les maisons. Comme le voulait l’illustre
défenseur de l’Irlande, M. Deak ne veut arriver aux réformes nécessaires à son
pays que graduellement et par des moyens légaux; et il a grand-peine à contenir
la frémissante impatience de son parti. Il parla peu et avec beaucoup de calme
ce jour-là, et je compris le sujet de son discours par cette exclamation
échappée en forme d’aparté à un de mes voisins à l’air sombre et mécontent « Fabius
cunctator! »
On me montra parmi les convives un jeune homme d’une
figure très-caractérisée. « C’est un Atlas, me dit M. Horvath. — Comment un
Atlas ? — Oui, il est poëte et porte le nom d’Hugo... »
Pendant le dîner, un petit orchestre de noirs Zingari
exécutait à sa manière, c’est-à-dire de la façon la plus naïvement sauvage, des
mélodies nationales, qui, alternant avec les discours et les toasts, et bien
secondées par les vins brûlants de Hongrie, surexcitaient encore la fièvre
révolutionnaire des convives.
Le lendemain je dus faire mes adieux à mes hôtes
hongrois. Je partis donc tout vibrant encore de tant d’émotions diverses et
plein de sympathie pour cette ardente, chevaleresque et généreuse nation.
Pendant mon séjour à Pesth, le Danube s’était apaisé, toute expression de
courroux avait disparu de sa face vénérable, et il me permit cette fois de
remonter son cours sans encombre jusqu’à Vienne. J’y étais à peine arrivé que je
reçus la visite de l’amateur dont l’officieux conseil m’avait persuadé d’écrire
la marche de Rákôczy.
Il était en proie à une anxiété des plus comiques.
« — L’effet de votre morceau sur le thème hongrois, me
dit-il, a retenti jusqu’ici, et j’accours vous conjurer de ne pas dire un mot de
moi à ce sujet. Si l’on savait à Vienne que j’ai contribué d’une façon
quelconque à vous le faire composer, je serais fort compromis, et il pourrait
m’en arriver malheur. »
Je lui promis le secret. Si je vous dis son nom
maintenant, c’est que cette grave affaire a eu, je pense, depuis lors, le temps
de s’assoupir. Il s’appelait..... Allons, le nommer serait décidément une
indiscrétion; j’ai voulu seulement lui faire peur.
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