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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - A M. Humbert Ferrand. Deuxième lettre. Vienne. (5/5) > A M. Humbert Ferrand. Deuxième lettre. Vienne. (5/5) M. le conseiller Wesque de Puttlingen, qui publie ses
œuvres sous le pseudonyme de Hoven, m’a fait passer de bien douces heures en
chantant ses lieder d’un tour mélodique si heureux et si plein d’humour, et
accompagnés d’harmonies si piquantes. J’ai remarqué les mêmes qualités dans les
fragments de deux opéras de sa composition que je n’ai pu malheureusement
entendre qu’au piano.
M. Dessauer nous est plus connu, à cause du séjour qu’il
fit à Paris pendant deux ans, de 1840 à 1842, je crois. Il y mit en musique une
foule de morceaux de nos premiers poètes. Il continue à grossir sa collection de
lieder, dont la plupart obtiennent dans les salons délicats un incontestable
succès. Dessauer est tout entier acquis à l’élégie; il n’est à son aise que dans
les malaises de l’âme; les souffrances du cœur sont sa plus douce jouissance, et
les larmes toute sa joie. Dessauer, à Vienne comme à Paris, me faisait toujours
une guerre courtoise. Son idée fixe est de me convertir à une doctrine musicale
que je ne connais pas encore, car il n’a jamais pu se décider à me la dévoiler.
Toutes les fois que l’occasion s’est présentée pour nous de causer à fond,
comme il disait, au moment de commencer son homélie, si je le regardais bien en
face avec mon air le plus sérieux, il en concluait que j’allais me moquer de
lui, et, retombant dans son silence, remettait ma conversion à des temps plus
heureux. Si tous les prédicateurs avaient fait ainsi, nous croupirions encore
dans les ténèbres du paganisme.
Je ne dois pas oublier de signaler ici la cordialité
avec laquelle m’ont accueilli à Vienne la plupart des écrivains qui labourent,
comme je l’ai fait jusqu’à ce jour, l’âpre et rocailleux terrain de la critique,
pour y voir pousser trop souvent chardons et orties. Ils m’ont traité en
confrère, et je les en remercie. L’un d’eux, M. Saphir, donne tous les ans une
académie littéraire et musicale dans laquelle, en dépit des entraves de la
censure, son étincelant esprit trouve le moyen de flageller les hommes et les
choses à la grande joie de son auditoire, qui, semblable à tous les auditoires
du monde, est toujours ravi si l’on éreinte quelqu’un.
Je ne vous parle pas du bâton de mesure1
que m’offrirent si gracieusement, dans un souper, mes amis de Vienne, après mon
troisième concert, ni du beau présent que me fit l’Empereur, ni de beaucoup
d’autres choses, dont les journaux du temps vous ont rebattu les oreilles. Vous
n’ignorez rien de tout ce qui m’arriva d’heureux dans ce voyage, il serait donc
au moins inutile d’y revenir.
1. Ce bâton est en vermeil; il porte le nom
des nombreux souscripteurs qui me l’offrirent : une branche de laurier l’entoure
et sur ses feuilles sont inscrits les titres de mes partitions. L’empereur après
avoir assisté à l’un de mes concerts que je donnais dans la salle des Redoutes,
m’envoya cent ducats (1,100 francs). En revanche il chargea quelqu’un de me
transmettre ce singulier compliment :
« Dites à Berlioz que je me suis bien amusé. »
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