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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - LII. Je mets en scène le Freyschütz à l’Opéra. — Mes récitatifs. — Les chanteurs. — Dessauer. — M. Léon Pillet. — Ravages faits par ses successeurs dans la partition de Weber. (2/3) > LII. Je mets en scène le Freyschütz à l’Opéra. — Mes récitatifs. — Les chanteurs. — Dessauer. — M. Léon Pillet. — Ravages faits par ses successeurs dans la partition de Weber. (2/3) Ainsi que je l’avais prévu, Duprez qui, dix ans auparavant,
avec sa petite voix de ténor léger, avait chanté Max (Tony) dans le
pasticcio de Robin des bois à l’Odéon, ne put adapter à sa grande voix de
premier ténor ce même rôle écrit, il est vrai, un peu bas en général. Il proposa
les plus singulières transpositions entremêlées nécessairement des modulations
les plus insensées, des soudures les plus grotesques... Je coupai court à ces
folies en déclarant à M. Pillet que Duprez ne pouvait chanter ce rôle, sans, de
son propre aveu, le défigurer complètement. Il fut alors confié à Marié, second
ténor dont la voix ne manque pas de caractère au grave, très-bon musicien, mais
chanteur lourd et empâté.
Mme Stoltz, elle non plus, ne put chanter Agathe
sans transposer ses deux principaux airs : je dus mettre en ré le premier
qui est en mi et baisser d’une tierce mineure la prière en la b du
troisième acte, ce qui lui fit perdre les trois quarts de son ravissant coloris.
Elle put, en revanche, conserver en si le sextuor de la fin, dont elle
chanta le soprano avec une verve et un enthousiasme qui faisaient chaque soir
éclater en applaudissements toute la salle.
Il y a un quart de difficulté réelle, un quart d’ignorance,
et une bonne moitié de caprice dans la cause de toutes ces résistances de
chanteurs à rendre certains rôles tels qu’ils sont écrits.
Je me rappelle que Duprez, pour la romance de mon opéra de
Benvenuto Cellini « La gloire était ma seule idole », se refusa obstinément
à chanter un sol du médium, la plus aisée des notes de sa voix et de
toutes les voix. À sol ré placés sur le mot protège, et qui
conduisent à la cadence finale d’une manière gracieuse et piquante, il préférait
ré ré qui constituent une grosse platitude. Dans l’air « Asile
héréditaire » de Guillaume Tell, il n’a jamais voulu donner le sol
bémol, enharmonique de fa dièse, placé là avec tant d’adresse et
d’à-propos par Rossini, pour amener la rentrée du thème dans le ton primitif. Il
lui a toujours substitué un fa qui produit une plate dureté et détruit
tout le charme de la modulation.
Un jour je revenais de la campagne avec Duprez; placé à côté
de lui dans la voiture qui nous ramenait, l’idée me vint de murmurer à son
oreille la phrase de Rossini avec le sol bémol. Duprez rougissant
légèrement me regarda en face et me dit :
« — Ah! vous me critiquez!
— Eh! certes oui, je vous critique. Pourquoi diable n’exécutez-vous pas ce
passage tel qu’il est ?...
— Je ne sais... cette note me gêne, m’inquiète...
— Allons donc! vous vous moquez. De quel droit vous gênerait-elle, quand elle ne
gêne point des artistes qui n’ont ni votre voix, ni votre talent ?
— Peut-être avez-vous raison...
— Je suis parbleu bien certain d’avoir raison.
— Eh bien! je ferai le sol bémol désormais pour vous.
— Non pas, faites-le pour vous-même et pour l’auteur, et pour le bon sens
musical qu’il est étrange de voir offenser par un artiste tel que vous.
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