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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - A M. Desmarest, neuvième lettre, Berlin. (1/7) > A M. Desmarest, neuvième lettre, Berlin. (1/7) A M. DESMAREST
NEUVIÈME LETTRE
Berlin.
Je n'en finirais pas avec cette royale ville de Berlin, si je voulais étudier en
détail ses richesses musicales. Il est peu de capitales, s'il en est toutefois,
qui puissent s'enorgueillir de trésors d'harmonie comparables aux siens. La
musique y est dans l'air, on la respire, elle vous pénètre. On la trouve au
théâtre, à l'église, au concert, dans la rue, dans les jardins publics, partout;
grande et fière toujours, et forte et agile, radieuse de jeunesse et de parure,
l'air noble et sérieux, belle ange armée qui daigne marcher quelquefois, mais
les ailes frémissantes, et prête à reprendre son vol vers le ciel.
C'est que la musique à Berlin est honorée de tous. Les riches et les pauvres, le
clergé et l'armée, les artistes et les amateurs, le peuple et le roi, l'ont en
égale vénération. Le roi surtout apporte à son culte cette ferveur réelle dont
il est animé pour le culte des sciences et des autres arts, et c'est dire
beaucoup. Il suit d'un œil curieux les mouvements, je dirai même les soubresauts
progressifs de l'art nouveau, sans négliger la conservation des chefs-d'œuvre de
l'école ancienne. Il a une mémoire prodigieuse, embarrassante même pour ses
bibliothécaires et ses maîtres de chapelle, quand il leur demande à l'improviste
l'exécution de certains fragments des vieux maîtres que personne ne connaît
plus. Rien ne lui échappe dans le domaine du présent ni dans celui du passé; il
veut tout entendre et tout examiner. De là le vif attrait qu'éprouvent pour
Berlin les grands artistes ; de là l'extraordinaire popularité en Prusse du
sentiment musical; de là les institutions chorales et instrumentales que sa
capitale possède, et qui m'ont paru si dignes d'admiration.
L'Académie de chant est de ce nombre. Comme celle de Leipzig, comme toutes les
autres académies semblables existant en Allemagne, elle se compose presque
entièrement d'amateurs ; mais plusieurs artistes, hommes et femmes, attachés aux
théâtres en font partie également ; et les dames du grand monde ne croient point
déroger en chantant un oratorio de Bach à côté de Mantius, de Bœticher ou de
mademoiselle Hähnel. — La plupart des chanteurs de l'Académie de Berlin sont
musiciens, et presque tous ont des voix fraîches et sonores ; les soprani et les
basses surtout m'ont paru excellents. Les répétitions, en outre, se font
patiemment et longuement sous la direction habile de M. Rungenhagen ; aussi les
résultats obtenus, quand une grande œuvre est soumise au public, sont-ils
magnifiques et hors de toute comparaison avec ce que nous pouvons entendre en ce
genre à Paris.
Le jour où, sur l'invitation du directeur, je suis allé à l'Académie de chant,
on exécutait la Passion de Sébastien Bach. Cette partition célèbre que vous avez
lue sans doute, est écrite pour deux chœurs et deux orchestres. Les chanteurs,
au nombre de trois cents au moins, étaient disposés sur les gradins d'un vaste
amphithéâtre absolument semblable à celui que nous avons au Jardin des Plantes,
dans la salle des cours de chimie; un espace de
trois ou quatre pieds seulement séparait les deux chœurs. Les deux orchestres,
peu nombreux, accompagnaient les voix du haut des derniers gradins, derrière les
chœurs, et se trouvaient en conséquence assez éloignés du maître de chapelle,
placé en bas sur le devant et à côté du piano. Ce n'est pas piano, c'est
clavecin qu'il faudrait dire; car il a presque le son des misérables instruments
de ce nom, dont on se servait au temps de Bach. Je ne sais si on fait un pareil
choix à dessein, mais j'ai remarqué dans les écoles de chant, dans les foyers
des théâtres, partout où il s'agit d'accompagner les voix, que le piano destiné
à cet usage est toujours le plus détestable qu'on a pu trouver. Celui dont se
servait Mendelssohn à Leipzig dans la salle du Gewand-Haus fait seul exception.
Vous allez me demander ce que le piano-clavecin peut avoir à faire pendant
l'exécution d'un ouvrage dans lequel l'auteur n'a point employé cet instrument!
Il accompagne en même temps que les flûtes, hautbois, violons et basses, et sert
probablement à maintenir au diapason les premiers rangs du chœur qui sont censés
ne pas bien entendre dans les tutti l'orchestre trop éloigné d'eux. En tout cas
c'est l'habitude. Le clapotement continuel des accords plaqués sur ce mauvais
clavier produit bien un assommant effet en répandant sur l'ensemble une couche
superflue de monotonie; mais raison de plus, sans doute pour n'en pas démordre.
C'est si sacré un vieil usage, quand il est mauvais!
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