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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - A M. Habeneck, huitième lettre, Berlin. (6/6) > A M. Habeneck, huitième lettre, Berlin. (6/6) Parbleu ! je suis vraiment naïf avec mon analyse admirative! n'ai-je pas l'air
de vous initier, vous Habeneck, aux beautés de le partition de Gluck ? Mais,
vous le savez, c'est involontaire! Je vous parle ici comme nous faisons
quelquefois sur les boulevards, en sortant des concerts du Conservatoire et que
notre enthousiasme veut s'exhaler absolument.
Je ferai une observation sur la mise en scène à Berlin de ce morceau :
Le machiniste fait tomber la toile trop tôt ; il doit attendre que la dernière
mesure de la ritournelle finale se soit fait entendre ; sans cela on ne peut
voir Armide s'éloigner à pas lents jusqu'au fond du théâtre, pendant les
palpitations et les soupirs de plus en plus faibles de l'orchestre. Cet effet
était fort beau à l'Opéra de Paris, où, à l'époque des représentations d'Armide,
la toile ne se baissait jamais. En revanche, bien que je ne sois pas, vous le
savez, partisan des modifications quelconques apportées par le chef d'orchestre
dans la musique qui n'est pas la sienne, et dont il doit seulement rechercher la
bonne exécution, je complimenterai Meyerbeer sur
l'heureuse idée qu'il a eue relativement au trémolo intermittent dont je
parlais tout à l'heure. Ce passage des seconds violons étant sur le ré bas,
Meyerbeer, pour le faire remarquer davantage, l'a fait jouer sur deux cordes à
l'unisson (le ré à vide et le ré sur la quatrième corde). Il semble
naturellement alors que le nombre des seconds violons soit subitement doublé, et
de ces deux cordes d'ailleurs résulte une résonnance particulière qui produit
ici le plus heureux effet. Tant qu'on ne fera à Gluck que des corrections de
cette nature, il sera permis d'y applaudir1.C'est comme votre idée de faire
jouer près du chevalet, en écrasant la corde, le fameux trémolo continu de
l'oracle d'Alceste. Gluck ne l'a pas exprimée, il est vrai, mais il a dû l'avoir.
Sous le rapport du sentiment exquis de l'expression, je trouvais encore
supérieure à tout le reste l'exécution des scènes du Jardin des plaisirs.
C'était une sorte de langueur voluptueuse, de morbidesse fascinatrice, qui me
transportait dans ce palais de l'amour rêvé par les deux poètes (Gluck et
Tasso), et semblait me le donner pour demeure enchantée. Je fermais les yeux, et
en entendant cette divine gavotte avec sa mélodie si caressante,
et le murmure doucement monotone de son harmonie, et ce chœur : Jamais dans ces
beaux lieux, dont le bonheur s'épanche avec tant de grâce, je voyais autour de
moi s'enlacer des bras charmants, se croiser d'adorables pieds , se dérouler d'odorantes chevelures, briller des yeux diamants, et rayonner mille enivrants
sourires. La fleur du plaisir, mollement agitée par la brise mélodique
s'épanouissait, et de sa corolle ravissante s'échappait un concert de sons, de
couleurs et de parfums. Et c'est Gluck, le musicien terrible, qui chanta toutes
les douleurs, qui fit rugir le Tartare, qui peignit la plage désolée de la
Tauride et les sauvages mœurs de ses habitants, c'est lui qui sut ainsi
reproduire en musique cette étrange idéalité de la volupté rêveuse, du calme
dans l'amour!... Pourquoi non ? N'avait-il pas déjà auparavant ouvert les champs
Élysées?... N'est-ce pas lui qui trouva ce chœur immortel des ombres heureuses:
« Torna, o bella, al tuo consorte
» Che non vuol che più diviso
» Sia di te
pietoso il ciel! »
Et n'est-ce pas d'ordinaire, comme l'a dit aussi notre grand poète moderne, les
forts qui sont les plus doux ?
Mais je m'aperçois que le plaisir de causer avec vous de toutes ces belles
choses m'a entraîné trop loin, et que je ne pourrai pas encore aujourd'hui
parler des institutions musicales non dramatiques florissant à Berlin. Elles
seront donc le sujet d'une nouvelle lettre, et me serviront de prétexte pour
ennuyer quelque autre que vous de mon infatigable verbiage.
Vous ne m'en voulez pas trop de celle-ci, n'est-ce pas?
En tout cas, adieu!
1. Non, cela ne sera pas permis. J'ai eu tort d'écrire cela. Gluck connaissait
aussi bien que Meyerbeer l'effet de deux cordes à l'unisson, et s'il ne l'a pas
voulu employer, personne n'a mission de l'introduire dans son œuvre. Au reste
Meyerbeer a ajouté dans Armide d'autres effets, tels que celui des trombones du
duo : « Esprits de haine el de rage! » qu'on ne peut assez blâmer ; ce sont
d'incroyables erreurs. Spoutini les citait un jour devant moi et me reprochait
de ne les avoir pas signalées. Et lui aussi pourtant, il a ajouté des
instruments à vent à l'orchestre d'Iphiyénie en Tauride.... Et oubliant qu'il
avait eu cette faiblesse, il s'écriait une autre fois : « C'est affreux! on
m'instrumentera donc aussi moi, quand je serai mort?... »
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