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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - A Ernst, cinquième lettre, Dresde. (2/4) > A Ernst, cinquième lettre, Dresde. (2/4) C'est à ce concert de Dresde que j'ai vu pour la première fois se manifester la
prédilection du public allemand pour mon Requiem ; cependant nous n'avons pas
osé (le chœur n'était pas assez nombreux) aborder les grands morceaux, tels que
le Dies irae, le Lacrymosa, etc. La Symphonie fantastique plut beaucoup moins à
une partie de mes juges. La classe élégante de l'auditoire, le roi de Saxe et la cour en tête, fut très-médiocrement charmée,
m'a-t-on dit, de la violence de ces passions, de la tristesse de ces rêves, et
de toutes les monstrueuses hallucinations du finale. Le Bal et la Scène aux
champs seulement trouvèrent, je crois, grâce devant elle. Quant au public
proprement dit, il se laissa entraîner au courant musical, et applaudit plus
chaudement la Marche au supplice et le Sabbat que les trois autres morceaux.
Cependant il était aisé de voir, en somme, que cette composition, si bien
accueillie à Stuttgard, si parfaitement comprise à Weimar, tant discutée à
Leipzig, était peu dans les mœurs musicales et poétiques des habitants de
Dresde, qu'elle les désorientait par sa dissemblance avec les symphonies à eux
connues, et qu'ils en étaient plus surpris que charmés, moins émus qu'étourdis.
La chapelle de Dresde, longtemps sous les ordres de l'Italien Morlachi et de
l'illustre auteur du Freyschütz, est maintenant dirigée par MM. Reissiger et
Richard Wagner. Nous ne connaissons guère, à Paris, de Reissiger, que la douce
et mélancolique valse publiée sous le titre de : Dernière pensée de Weber; on a
exécuté, pendant mon séjour à Dresde, une de ses compositions religieuses, dont
on a fait devant moi les plus grands éloges. Je ne pouvais y joindre les miens ;
le jour de la cérémonie où cette œuvre figurait, de cruelles souffrances me
retenaient au lit, et je fus ainsi malheureusement privé de l'entendre. Quant au
jeune maître de chapelle, Richard Wagner, qui a longtemps séjourné à Paris sans
pouvoir parvenir à se faire connaître autrement que par quelques articles
publiés dans la Gazette musicale, il eut à exercer pour la première fois son
autorité en m'assistant dans mes répétitions; ce qu'il fit avec zèle et de
très-bon cœur. La cérémonie de sa présentation à la chapelle et de sa prestation
du serment avait eu lieu le lendemain de mon arrivée, et je le retrouvais dans tout l'enivrement d'une joie bien
naturelle. Après avoir supporté en France mille privations et toutes les
douleurs attachées à l'obscurité, Richard Wagner, étant revenu en Saxe, sa
patrie, eut l'audace d'entreprendre et le bonheur d'achever la composition des
paroles et de la musique d'un opéra en cinq actes (Rienzi). Cet ouvrage obtint à
Dresde un succès éclatant. Bientôt après suivit le Vaisseau hollandais, opéra en
trois actes, dont il fît également la musique et les paroles. Quelle que soit
l'opinion qu'on ait du mérite de ces ouvrages, il faut convenir que les hommes
capables d'accomplir deux fois avec succès ce double travail littéraire et
musical ne sont pas communs, et que M. Wagner donnait une preuve de capacité
plus que suffisante pour attirer sur lui l'attention et l'intérêt. C'est ce que
le roi de Saxe a parfaitement compris : et le jour où, donnant à son premier
maître de chapelle Richard Wagner pour collègue, il a ainsi assuré
l'existence de celui-ci, les amis de l'art ont dû dire à Sa Majesté ce que Jean
Bart répondit à Louis XIV annonçant à l'intrépide loup de mer qu'il l'avait
nommé chef d'escadre : « Sire, vous avez bien fait! »
L'opéra de Rienzi, excédant de beaucoup la durée assignée ordinairement aux
opéras en Allemagne, n'est plus maintenant représenté en entier; on joue un soir
les deux premiers actes, et un autre soir les trois derniers. C'est cette
seconde partie seulement que j'ai vu représenter; je n'ai pu la connaître assez
à fond, en l'entendant une fois, pour pouvoir émettre à son sujet une opinion
arrêtée ; je me souviens seulement d'une belle prière chantée au dernier acte
par Rienzi (Tichatchek), et d'une marche triomphale bien modelée, sans imitation
servile, sur la magnifique marche d'Olympie. La partition du Vaisseau hollandais
m'a semblé remarquable par son coloris sombre et certains effets orageux
parfaitement motivés par le sujet ; mais j'ai dû y reconnaître aussi un abus du trémolo,
d'autant plus fâcheux qu'il m'avait déjà frappé dans Rienzi, et qu'il indique
chez l'auteur une certaine paresse d'esprit contre laquelle il ne se tient pas
assez en garde. Le trémolo soutenu est de tous les effets d'orchestre celui dont
on se lasse le plus vite ; il n'exige point d'ailleurs d'invention de la part du
compositeur, quand il n'est accompagné en dessus ni en dessous par aucune idée
saillante.
Quoi qu'il en soit, il faut, je le répète, honorer la pensée royale qui, en lui
accordant une protection complète et active a, pour ainsi dire, sauvé un jeune
artiste doué de précieuses facultés.
L'administration du théâtre de Dresde n'a rien négligé pour donner tout l'éclat
possible à la représentation des deux ouvrages de Wagner ; les décors, les
costumes et la mise en scène de Rienzi, approchent de ce qu'on a fait de mieux
dans ce genre à Paris. Madame Devrient, dont j'aurai occasion de parler
plus longuement à propos de ses représentations à Berlin, joue dans Rienzi le
rôle d'un jeune garçon ; ce vêlement ne va plus guère aux contours tant soit peu
maternels de sa personne. Elle m'a paru beaucoup plus convenablement placée dans
le Vaisseau hollandais, malgré quelques poses affectées et les interjections
parlées qu'elle se croit obligée d'introduire partout. Mais un véritable talent
bien pur et bien complet, dont l'action sur moi a été très-vive, c'est celui de Wechter, qui remplissait le rôle du Hollandais maudit Sa voix de baryton est une
des plus belles que j'aie entendues, et il s'en sert en chanteur consommé : elle
a un de ces timbres onctueux et vibrants en même temps dont la puissance
expressive est si grande, pour peu que l'artiste mette de cœur et de sensibilité
dans son chant ; et ces deux qualités, Wechter les possède à un degré très-élevé.
Tichatchek est gracieux, passionné, brillant, héroïque et entraînant dans le rôle de Rienzi, où sa belle voix et ses grands
yeux pleins de feu le servent à merveille. Mademoiselle Wiest représente la sœur
de Rienzi, elle n'a presque rien à dire. L'auteur, en écrivant ce rôle, l'a
parfaitement approprié aux moyens de la cantatrice.
Maintenant je voudrais, mon cher Ernst, vous parler avec détails de Lipinski;
mais ce n'est pas à vous, le violoniste tant admiré, tant applaudi d'un bout à
l'autre de l'Europe, à vous, l'artiste si attentif et si studieux, que je
pourrais rien apprendre sur la nature du talent de ce grand virtuose qui vous
précéda dans la carrière. Vous savez aussi bien et mieux que moi, comme il
chante, comme il est, dans le haut style, touchant et pathétique, et vous avez
depuis longtemps logé, dans votre imperturbable mémoire, les beaux passages de
ses concertos. D'ailleurs Lipinski a été, pendant mon séjour à Dresde, si
excellent, si chaleureux, si dévoué pour moi, que mes éloges, aux yeux de
beaucoup de gens, paraîtraient dépourvus d'impartialité; on les attribuerait,
(bien à tort, je puis le dire,) à la reconnaissance plutôt qu'à un véritable
élan d'admiration. Il s'est fait énormément applaudir à mon concert, dans ma
romance de violon, exécutée quelques jours auparavant à Leipzig par David, et
dans l'alto solo de ma deuxième symphonie (Harold).
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