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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - A M. Girard, deuxième lettre, Stuttgard, Hechingen. (4/4) > A M. Girard, deuxième lettre, Stuttgard, Hechingen. (4/4) .....Heureusement, mon cher Girard, vous me connaissez de longue date, et vous
ne trouverez pas trop ridicule cette exposition sans péripétie, cette
introduction sans allegro, ce sujet sans fugue! Ah! ma foi! un sujet sans fugue,
avouez-le, c'est une rare bonne fortune. Et nous avons lu tous les deux plus de
mille fugues qui n'ont pas de sujet, sans compter celles qui n'ont que de
mauvais sujets. Allons! voilà ma mélancolie qui s'envole, grâce à l'intervention
de la fugue (vieille radoteuse
qui si souvent a fait venir l'ennui), je reprends ma bonne humeur, et... je vous
raconte Hechingen.
Quand je disais tout à l'heure que c'est une petite ville, j'exagérais
géographiquement son importance. Hechingen n'est qu'un grand village, tout au
plus un bourg, bâti sur une côte assez escarpée, à peu près comme la portion de
Montmartre qui couronne la butte, ou mieux encore comme le village de Subiaco
dans les États romains. Au-dessus du bourg, et placée de manière à la dominer
entièrement, est la villa Eugenia, occupée par le prince. A droite de ce petit
palais, une vallée profonde, et, un peu plus loin, un pic âpre et nu surmonté du
vieux castel de Hohenzollern, qui n'est plus aujourd'hui qu'un rendez-vous de
chasse, après avoir été longtemps la féodale demeure des ancêtres du prince.
Le souverain actuel de ce romantique paysage est un jeune homme spirituel, vif
et bon, qui semble n'avoir au monde que deux préoccupations constantes : le
désir de rendre aussi heureux que possible les habitants de ses petits États, et
l'amour de la musique. Concevez-vous une existence plus douce que la sienne ? Il
voit tout le monde content autour de lui : ses sujets l'adorent; la musique
l'aime; il la comprend en poète et en musicien; il compose de charmants lieder,
dont deux : der Fischer knabe et Schiffers Abendied, m'ont réellement touché par
l'expression de leur mélodie. Il les chante avec une voix de compositeur, mais
avec une chaleur entraînante et des accents de l'âme et du cœur, il a, sinon un
théâtre, au moins une chapelle (un orchestre) dirigée par un maître éminent,
Techlisbeck, dont le Conservatoire de Paris a souvent exécuté avec honneur les
symphonies, et qui lui fait entendre, sans luxe, mais montés avec soin, les
chefs-d'œuvre les plus simples de la musique instrumentale. Toi est l'aimable
prince dont l'invitation
m'avait été si agréable et dont j'ai reçu l'accueil le plus cordial.
En arrivant à Hechingen, je renouvelai connaissance avec Techlisbeck. Je l'avais
connu à Paris cinq ans auparavant; il m'accabla chez lui de provenances et de
ces témoignages de véritable bonté qu'on n'oublie jamais. Il me mit bien vite au
fait des forces musicales dont nous pouvions disposer. C'étaient huit violons en
tout, dont trois très-faibles, trois altos, deux violoncelles, deux contrebasses. Le premier violon, nommé Stern, est un virtuose de talent. Le
premier violoncelle (Oswald) mérite la même distinction. Le pasteur archiviste
d'Hechingen joue la première contrebasse à la satisfaction des compositeurs
les plus exigeants. La première flûte, le premier hautbois et la première
clarinette sont excellents ; la première flûte a seulement quelquefois de ces
velléités d'ornementation que j'ai reprochées à celle de Stuttgard. Les seconds
instruments à vent sont suffisants. Les deux bassons et les deux cors laissent
un peu à désirer. Quant aux trompettes, au trombone (il n'y en a qu'un) et au
timbalier, ils laissent à désirer, toutes les fois qu'ils jouent, qu'on ne les
ait pas priés de se taire. Ils ne savent rien.
Je vous vois rire, mon cher Girard, et prêt à me demander ce que j'ai pu faire
exécuter avec un si petit orchestre? Eh bien! à force de patience et de bonne
volonté, en arrangeant et modifiant certaines parties, en faisant cinq
répétitions en trois jours, nous avons monté l'ouverture du Roi Lear, la
Marche
des pèlerins, le Bal de la Symphonie fantastique, et divers autres fragments
proportionnés, par leur dimension, au cadre qui leur était destiné. Et tout a
marché très-bien, avec précision et même avec verve.
J'avais écrit au crayon sur les parties d'alto les notes essentielles et
laissées à découvert des 3e et 4e cors
(puisque nous ne pouvions avoir que le 1er et le 2e); Techlisbeck jouait sur le
piano la 1re harpe du Bal; il avait bien voulu se charger aussi de l'alto solo
dans la marche d'Harold. Le prince d'Hechingen se tenait à côté du timbalier pour
lui compter ses pauses et le faire partir à temps; j'avais supprimé dans les
parties de trompette, les passages que nous avions reconnus inaccessibles aux
deux exécutants. Le trombone seul était livré à lui-même; mais, ne donnant
prudemment que les sons qui lui étaient très-familiers, comme si bémol,
ré, fa,
et évitant avec soin tous les autres, il brillait presque partout par son
silence. Il fallait voir dans cette jolie salle de concert, où Son Altesse avait
réuni un nombreux auditoire, comme les impressions musicales circulaient vives
et rapides! Cependant, vous le devinez sans doute, je n'éprouvais de toutes ces
manifestations qu'une joie. mêlée d'impatience ; et quand le prince est venu me
serrer la main, je n'ai pu m'empêcher de lui dire :
« — Ah ! monseigneur, je donnerais, je vous jure, deux des années qui me restent
à vivre pour avoir là maintenant mon orchestre du Conservatoire, et le mettre
aux prises devant vous avec ces partitions que vous jugez avec tant
d'indulgence!
— Oui, oui, je sais, m'a-t-il répondu, vous avez un orchestre impérial, qui vous
dit : Sire ! et je ne suis qu'une Altesse; mais j'irai l'entendre à Paris,
j'irai, j'irai ! »
Puisse-t-il tenir parole! Ses applaudissements, qui me sont restés sur le cœur,
me semblent un bien mal acquis.
Il y eut après le concert, souper à la villa Eugenia. La gaieté charmante du
prince s'était communiquée à tous ses convives ; il voulut me faire connaître
une de ses compositions pour ténor, piano et violoncelle ; Techlisbeck se mit au
piano, l'auteur se chargeait de la
partie du chant, et je fus, aux acclamations de l'assemblée, désigné pour
chanter la partie de violoncelle. On a beaucoup applaudi le morceau et ri
presque autant du timbre singulier de ma chanterelle. Les dames surtout ne
revenaient pas de mon la.
Le surlendemain, après bien des adieux, il fallut retourner à Stuttgard. La
neige fondait sur les grands pins éplorés, le manteau blanc des montagnes se
marbrait de taches noires... c'était profondément triste... le ronge-cœur put
travailler encore.
The rest is silence...
Farewell.
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