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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - A M. Girard, deuxième lettre, Stuttgard, Hechingen. (1/4) > A M. Girard, deuxième lettre, Stuttgard, Hechingen. (1/4) A MONSIEUR GIRARD
DEUXIEME LETTRE
Stuttgard. — Hechingen.
La première chose que j'avais à faire avant de quitter Francfort pour
m'aventurer dans le royaume de Wurtemberg, c'était de bien m'informer des moyens
d'exécution que je devais trouver à Stuttgard, de composer un programme de
concert en conséquence, et de n'emporter que la musique strictement nécessaire
pour l'exécuter. Il faut que vous sachiez, mon cher Girard, que l'une des
grandes difficultés de mon voyage en Allemagne, et celle qu'on pouvait le moins
aisément prévoir, était dans les dépenses énormes du transport de ma musique.
Vous le comprendrez sans peine en apprenant que cette masse de parties séparées
d'orchestre et de chœurs, manuscrites, lithographiées ou gravées, pesait
énormément et que j'étais obligé de m'en faire suivre à grands frais presque
partout, en la plaçant dans les fourgons de la poste1. Cette fois seulement,
incertain si après ma visite à Stuttgard j'irais à Munich, ou si je reviendrais
à Francfort
pour me diriger ensuite vers le nord, je n'emportai que deux symphonies, une
ouverture et quelques morceaux de chant, laissant tout le reste à ce malheureux
Guhr, qui devait, à ce qu'il paraît, être embarrassé d'une manière ou d'une
autre par ma musique.
La route de Francfort à Stuttgard n'offre rien d'intéressant, et en la
parcourant je n'ai point eu d'impressions que je puisse vous raconter: pas le
moindre site romantique à décrire, pas de forêt sombre, pas de couvent, pas de
chapelle isolée, point de torrent, pas de grand bruit nocturne, pas même celui
des moulins à foulons de Don Quichotte; ni chasseurs, ni laitières, ni jeune
fille éplorée, ni génisse égarée, ni enfant perdu, ni mère éperdue, ni pasteur,
ni voleur, ni mendiant, ni brigand; enfin, rien que le clair de lune, le bruit
des chevaux et les ronflements du conducteur endormi. Par ci par là quelques
laids paysans couverts d'un large chapeau à trois cornes, et vêtus d'une immense
redingote de toile jadis blanche, dont les pans démesurément longs,
s'embarrassent entre leurs jambes boueuses; costume qui leur donne l'aspect de
curés de village en grand négligé. Voilà tout! La première personne que j'avais
à voir en arrivant à Stuttgard, la seule même que de lointaines relations nouées
par l'intermédiaire d'un ami commun, pouvaient me faire supposer bien disposée
pour moi, était le docteur Schilling, auteur d'un grand nombre d'ouvrages
théoriques et critiques sur l'art musical. Ce titre de docteur, que presque tout
le monde porte en Allemagne, m'avait fait assez mal augurer de lui. Je me
figurais quelque vieux pédant, avec des lunettes, une perruque rousse, une vaste
tabatière, toujours à cheval sur la fugue et le contre-point, ne parlant que de
Bach et de Marpurg, poli extérieurement peut-être, mais au fond plein de haine
pour la musique moderne en général, et d'horreur pour la mienne en particulier;
enfin quelque fesse-mathieu musical. Voyez
comme on se trompe; M. Schilling n'est pas vieux, il ne porte pas de lunettes,
il a de fort beaux cheveux noirs, il est plein de vivacité, parle vite et fort,
comme à coups de pistolet : il fume et ne prise pas; il m'a très-bien reçu, m'a
indiqué dès l'abord tout ce que j'avais à faire pour parvenir à donner un
concert, ne m'a jamais dit un mot de fugue ni de canon, n'a manifesté de mépris
ni pour les Huguenots ni pour Guillaume Tell, et n'a point montré d'aversion
pour ma musique avant de l'avoir entendue.
D'ailleurs la conversation n'était rien moins que facile entre nous quand il n'y
avait pas d'interprète. M. Schilling parlant le français à peu près comme je
parle l'allemand. Impatienté de ne pouvoir se faire comprendre :
« — Parlez-vous anglais, me dit-il un jour?
— J'en sais quelques mots ; et vous ?
— Moi... non ! Mais l'italien, savez-vous l'italien?
— Si, un poco. Come si chiama il direttore del teatro?
— Ah! diable ! pas parler italien non plus !... »
Je crois, Dieu me pardonne, que si j'eusse déclaré ni comprendre ni l'anglais ni
l'italien, le bouillant docteur avait envie de jouer avec moi dans ces deux
langues, la scène du Médecin malgré lui : Arcithuram, catalamus, nominativo,
singulariter; est ne oratio latinas?
Nous en vînmes à essayer du latin, et à nous entendre tant bien que mal, non
sans quelques arcithuram, catalamus. Mais on conçoit que l'entretien devait
être un peu pénible et ne roulait pas précisément sur les idées de Herder, ni
sur la Critique de la raison pure de Kant. Enfin M. Schilling sut me dire que je
pouvais donner mon concert au théâtre ou dans une salle destinée aux solennités
musicales de cette nature et qu'on nomme salle de la Redoute. Dans le premier
cas, outre l'avantage énorme dans une ville comme Stuttgard, de la présence du
roi et de la cour, qu'il me croyait assuré d'obtenir, j'aurais encore une
exécution gratuite, sans avoir à m'occuper des billets, ni
des annonces, ni d'aucun des autres détails matériels de la soirée. Dans le
second, j'aurais à payer l'orchestre, à m'occuper de tout, et le roi ne
viendrait pas; il n'allait jamais dans la salle de concert. Je suivis donc le
conseil du docteur et m'empressai d'aller présenter ma requête à M. le baron de
Topenheim, grand maréchal de la cour et intendant du théâtre. Il me reçut avec
une urbanité charmante, m'assurant qu'il parlerait le soir même au roi de ma
demande et qu'il croyait qu'elle me serait accordée.
1. Il n'y avait pas alors la multitude de chemins de fer dont
l'Allemagne est sillonnée aujourd'hui.
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