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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - Premier voyage en Allemagne (1841-1842) A M. A Morel, première lettre, Bruxelles, Mayence, Francfort. (1/4) > Premier voyage en Allemagne (1841-1842) A M. A Morel, première lettre, Bruxelles, Mayence, Francfort. (1/4) PREMIER VOYAGE EN ALLEMAGNE
— 1841-1842 —
MONSIEUR A. MOREL 1
PREMIÈRE LETTRE
Bruxelles. — Mayence. — Francfort.
Oui, mon cher Morel, me voilà revenu de ce long voyage en Allemagne, pendant
lequel j'ai donné quinze concerts et fait près de cinquante répétitions. Vous
pensez qu'après de telles fatigues, je dois avoir besoin d'inaction et de repos,
et vous avez raison; mais vous auriez peine à croire combien ce repos et cette
inaction me paraissent étranges! Souvent, le matin, à demi réveillé, je
m'habille précipitamment, persuadé que je suis en retard et que l'orchestre
m'attend... puis, après un instant de réflexion, revenant au sentiment de la
réalité, quel orchestre, me dis-je? je suis à Paris, où l'usage est toujours au
contraire que l'orchestre se fasse attendre! D'ailleurs, je ne donne pas de
concert, je n'ai pas de chœurs à instruire, pas de symphonie à diriger; je ne
dois voir ce matin ni Meyerbeer, ni Mendelssohn, ni Lipinski, ni Marschner, ni
A. Bohrer, ni Schlosser, ni Mangold, ni les frères Müller, ni aucun de ces
excellents artistes allemands qui m'ont fait un si gracieux accueil et m'ont
donné tant de preuves de déférence et de dévouement !... On n'entend guère de
musique en France à cette heure, et vous tous, mes amis, que j'ai été heureux de
revoir, vous avez un air si triste, si découragé, quand je vous questionne sur
ce qui s'est fait à Paris en mon absence, que le froid me saisit au cœur avec le
désir de retourner en Allemagne, où l'enthousiasme existe encore. Et pourtant
quelles ressources immenses nous possédons dans ce vortex parisien, vers lequel
tendent inquiètes les ambitions de toute l'Europe! Que de beaux résultats on
pourrait obtenir de la réunion de tous les moyens dont disposent et le
Conservatoire, et le Gymnase musical, et nos trois théâtres lyriques, et les
églises, et les écoles de chant! Avec ces éléments dispersés et au moyen d'un
triage intelligent, on formerait, sinon un chœur irréprochable (les voix ne sont
pas assez exercées), au moins un orchestre sans pareil! Pour parvenir à faire
entendre aux Parisiens un si magnifique ensemble de huit à neuf cents musiciens,
il ne manque que deux choses : un local pour les placer, et un peu d'amour de
l'art pour les y rassembler. Nous n'avons pas une seule grande salle de concert!
Le théâtre de l'Opéra pourrait en tenir lieu, si le service des machines et des
décors, si les travaux quotidiens rendus indispensables par les exigences du
répertoire, en occupant la scène presque chaque jour, ne rendaient à peu près
impossibles les dispositions nécessaires aux préparatifs, d'une telle solennité.
Puis trouverait-on les sympathies collectives, l'unité de sentiment et d'action,
le dévouement et la patience, sans lesquels on ne produira jamais, en ce genre,
rien de grand ni de beau ? Il faut l'espérer, mais on ne peut que l'espérer.
L'ordre exceptionnel établi dans les répétitions de la Société du Conservatoire,
et l'ardeur des membres de cette société célèbre, sont universellement admirés.
Or, on ne prise si fort que les choses rares... Presque partout en Allemagne, au
contraire, j'ai trouvé l'ordre et l'attention joints à un véritable respect pour
le maître ou pour les maîtres. Il y en a plusieurs, en effet : l'auteur d'abord,
qui dirige lui-même presque toujours les répétitions et l'exécution de son
ouvrage, sans que l'amour-propre du chef d'orchestre en soit en rien blessé, —
le maître de chapelle, qui est généralement un habile compositeur et dirige les
opéras du grand répertoire, toutes les productions musicales importantes dont
les auteurs sont ou morts ou absents, — et le maître de concert qui, dirigeant
les petits opéras et les ballets, joue en outre la partie de premier violon,
quand il ne conduit pas, et transmet, en ce cas, les ordres et les observations
du maître de chapelle aux points extrêmes de l'orchestre, surveille les détails
matériels des études, a l'œil à ce que rien ne manque à la musique ni aux
instruments, et indique quelquefois les coups d'archet ou la manière de phraser
les mélodies et les traits, tâche interdite au maître de chapelle, car celui-ci
conduit toujours au bâton.
Sans doute, il doit y avoir aussi en Allemagne, dans toutes ces
agglomérations de musiciens d'inégale valeur, bien des vanités obscures,
insoumises et mal contenues ; mais je ne me souviens pas (à une seule exception
près) de les avoir vues lever la tête et prendre la parole ; peut-être est-ce
parce que je n'entends pas l'allemand.
Pour les directeurs de chœurs, j'en ai trouvé très-peu d'habiles ; la plupart
sont de mauvais pianistes ; j'en ai même rencontré un qui ne jouait pas du piano
du tout, et donnait les intonations en frappant sur les touches avec deux doigts
de la main droite seulement. Et puis on a encore en Allemagne, comme chez nous,
conservé l'habitude de réunir toutes les voix du chœur dans le même local et
sous un seul directeur, au lieu d'avoir trois salles d'études et trois maîtres
de chant pour les répétitions préliminaires, et d'isoler ainsi pendant quelques
jours, les soprani et les contralti, les basses et les ténors : procédé qui
économise le temps et amène dans l'enseignement des diverses parties chorales
d'excellents résultats. En général, les choristes allemands, les ténors surtout,
ont des voix plus fraîches et d'un timbre plus distingué que celles que nous
entendons dans nos théâtres; mais il ne faut pas trop se hâter de leur accorder
la supériorité sur les nôtres, et vous verrez bientôt, si vous voulez bien me
suivre dans les différentes villes que j'ai visitées, qu'à l'exception de ceux
de Berlin, de Francfort et de Dresde peut-être, tous les chœurs de théâtre sont
mauvais ou d'une grand médiocrité. Les Académies de chant doivent, au contraire,
être regardées comme une des gloires musicales de l'Allemagne ; nous tâcherons
plus tard de trouver la raison de cette différence.
Mon voyage a commencé sous de fâcheux auspices; les contre-temps, les
malencontres de toute espèce se succédaient d'une façon inquiétante, et je vous
assure, mon cher ami, qu'il a fallu presque de l'entêtement pour le poursuivre
et le mener à fin et à bien. J'étais parti de Paris me croyant assuré de donner
trois concerts dès le début : le premier devait avoir lieu à Bruxelles, où
j'étais engagé par la Société de la Grande Harmonie; les deux autres étaient
déjà annoncés à Francfort par le directeur du théâtre, qui paraissait y attacher
beaucoup d'importance et mettre le plus grand zèle à en assurer l'exécution. Et
cependant de toutes ces belles promesses, de tout cet empressement, qu'est-il
résulté? Absolument rien! Voici comment : Madame Nathan-Treillet avait eu la
bonté de me promettre de venir exprès de Paris pour chanter au concert de
Bruxelles. Au moment de commencer les répétitions, et après de pompeuses
annonces de cette soirée musicale, nous apprenons que la cantatrice venait de
tomber assez gravement malade et qu'il lui était, en conséquence, impossible de
quitter Paris. Madame Nathan-Treillet a laissé à Bruxelles de tels souvenirs du
temps où elle y était prima-donna au théâtre, qu'on peut dire sans exagération,
qu'elle y est adorée; elle y fait fureur, fanatisme, et toutes les symphonies du
monde ne valent pas pour les Belges une romance de Loïsa Puget chantée par
madame Treillet. A l'annonce de cette catastrophe, la Grande Harmonie tout
entière est tombée en syncope, la tabagie attenant à la salle des concerts est
advenue déserte, toutes les pipes se sont éteintes comme si l'air eût subitement
manqué, les Grands Harmonistes se sont dispersés en gémissant. J'avais beau leur
dire pour les consoler : « Mais le concert n'aura pas lieu, soyez tranquilles,
vous n'aurez pas le désagrément d'entendre ma musique, c'est une compensation
suffisante, je pense, à un malheur pareil ! » Rien n'y faisait.
1. M. A. Morel est un de mes meilleurs amis, et l'un des plus
excellents musiciens que je connaisse. Ses compositions ont un mérite réel.
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